Larmes et sang (scène 1)

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Malgré la peur qui lui nouait le ventre et les vives protestations de Nemu, Bailram avait insisté pour ramener la créature au village. Il avait également convaincu son associée de ne rien divulguer aux villageois, prétextant la panique qu'une telle nouvelle provoquerait. En réalité, il craignait surtout de perdre la récompense qui lui était due.

Le visage grave, le marchand et sa garde du corps rejoignirent le convoi. Kurt et ses hommes venaient tout juste de hisser la créature sur la carriole, clouant ses membres afin d'éviter qu'elle ne tombe.

— Tout va bien ? demanda Kurt.

— Oui, répondit le marchand d'une voix qu'il espérait assurée. Avez-vous terminé ?

— Ça devrait tenir, estima le géant en frappant le cadavre avec sa lance pour appuyer ses propos.

Bailram réprima un frisson de terreur lorsqu’il songea à la fureur que l'abomination éprouverait lorsqu’elle les retrouverait. Il serra les dents et tenta de reprendre contenance.

— Excellent travail. À moins que vous n’ayez besoin d’autres preuves, nous pouvons y aller.

Pressés de quitter les lieux, les villageois approuvèrent et le convoi se mit en route.

Indifférente au danger qui menaçait les hommes, la vie s'épanouissait dans ce havre de verdure luxuriant. Ambréclats et spores bioluminescentes illuminaient la forêt comme autant d’étoiles qui se seraient égarées dans la canopée. De généreuses couvertures de mousses enveloppaient les troncs des arbres ancestraux qui avaient depuis des siècles cultivé un monde végétal d'une incroyable diversité. Chaque branche, chaque pierre, chaque tapis de feuilles et d’épines regorgeait d’une multitude d’êtres vivants qui se manifestaient dans un concert ininterrompu de chants, de gazouillis et de cris insolites.

Gardiens de ce monde séculaire, les grands arbres aux écorces rougeâtres laissaient jalousement filtrer de maigres rayons de clarté. La douce lueur de l'après-midi baignait la forêt dans un cadre enchanteur et rassurant. Mais à l'approche de la dernière heure du jour, l'obscurité s’installa peu à peu. Les chants et gazouillis se turent à mesure que la lumière déclinait et des ombres inquiétantes surgirent des sous-bois avant de s’évanouir à l’approche du convoi.

Dévoré par la peur, Bailram faisait de son mieux pour conserver un masque impassible. Il redoutait à tout moment que la créature ne jaillisse des fourrés pour les tailler en pièces. À en juger par la taille de son empreinte, ce devait être un monstre aux proportions considérables. Nemu avait beau être à ses côtés, le marchand réalisa pour la première fois qu'il pourrait bien ne pas survivre à ce voyage. Jamais auparavant il n'avait pris autant de risque pour acquérir un bien qui n'en valait peut-être même pas la peine. Quel imbécile avait-il été ! Il aurait dû écouter son associée et révéler leurs découvertes aux villageois. Ensemble, ils auraient lancé leurs chevaux au galop et regagné le village à la hâte. Tandis qu'il enrageait contre lui-même, les premières lueurs des chaumières apparurent à travers la lisière de la forêt.

Un étrange feulement retentit dans les sous-bois obscurs.

Le sang de Bailram se glaça. Pris de panique, il éperonna son cheval et se rua en direction du village. Il ne mourrait pas sur cette île miteuse, loin de ses richesses. Jamais il n'abandonnerait le prestige qu'il avait si patiemment acquis pour se faire une place parmi les grands.

Un cri retentit derrière lui et il réalisa avec effroi qu’une présence était à ses trousses. Mais avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, une ombre surgit à ses côtés et lui saisit ses rênes qu'il tenait fermement. Le marchand hurla et se débattit, mais une poigne ferme l’immobilisa rapidement.

— C’est moi, rassura une voix familière à l’accent chantant.

— Par les tempêtes, tu es folle ! Lâche-moi, il faut fuir !

Tandis qu'il s'agitait pour reprendre le contrôle de sa monture, Bailram sentit sa tête violemment secouée. Une douleur cuisante à la joue droite le força à mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Seulement un chat sauvage, insista Nemu, pas de danger.

Son visage était parfaitement serein. Elle le fixait d'un regard incertain et inquiet se demandant probablement s'il avait repris ses esprits ou si elle devait le frapper à nouveau pour l'y aider.

— D'accord, d'accord ! s'empressa de la rassurer le marchand. Je ne fuis plus !

— Que faut-il fuir ?

Kurt les avait rejoints et fixait le marchand avec méfiance. Son regard froid, les traits burinés de son visage et ses épais sourcils lui conféraient un air sinistre.

Bailram perçut alors le regard implorant de Nemu ; il leur devait la vérité. Il devait leur révéler ce qu’ils avaient découvert. S’il se taisait, la créature reviendrait et attaquerait le village par surprise, faisant de nombreuses victimes. Bailram en avait conscience, c'était un acte de bon sens. Hésitant, il prit une profonde inspiration :

— Eh bien… C’est gênant à avouer, voyez-vous. En vérité, j'ai peur du noir. Depuis ma plus tendre enfance, la nuit me terrorise. Lorsque le jour baisse, je deviens nerveux, irritable et j’agis de façon stupide. Sous l’emprise de la peur, bien entendu. Je vous prie de bien vouloir excuser ma piètre conduite.

Les traits du colosse se détendirent et il éclata d’un rire puissant.

— Peur de la nuit ! Ah ces étrangers, tous les mêmes, s’esclaffa-t-il.

Le marchand accepta les railleries des autres villageois qui venaient de les rejoindre et s'appliqua à simuler une certaine gêne. Peu lui importait l'image qu'il laisserait à ces imbéciles, pourvu qu'il obtînt ce qu'il désirait. Lorsque finalement il croisa le regard de sa garde du corps, sa gêne factice se mua en un sentiment de culpabilité.

*

Dès son arrivée, le convoi fut accueilli par une foule impatiente. Tous les habitants semblaient s'être réunis ; chacun était venu voir de ses propres yeux la terrible créature qui les avait affligés ces derniers jours. Des hoquets de stupeurs se mélangèrent aux prières et aux sanglots. Étrangers à ce deuil funéraire, Bailram et Nemu se retirèrent et regagnèrent la chaumière de la vieille dame.

Le marchand était épuisé. Son corps tout entier protestait contre les mauvais traitements qu'il avait endurés ces derniers jours. Les chevauchées lui avaient laissé de douloureuses courbatures et de larges brûlures au niveau des cuisses et des mollets. Jamais il n'avait imaginé que monter sur ces satanées montures puisse être aussi éprouvant.

Titubant, il se dirigea vers sa couche miteuse. Il ne s'en plaindrait pas ce soir. Tandis qu'il poussait un soupir d'aise en s'allongeant sur son lit de fortune, sa couverture s'envola brusquement. Contrariée, Nemu l'observait.

— On doit parler, murmura-t-elle.

— Nous parlerons demain, chuchota-t-il d'une voix à moitié endormie.

Le marchand tenta de récupérer sa couverture, mais la jeune femme l'expédia d'un geste vif à l'autre bout de la pièce. Il lui adressa un regard suppliant mais Nemu semblait résolue. Résigné, Bailram se redressa, laissant échapper un long bâillement qui défiait toutes les règles de politesse winchapi.

— On est en danger ici, insista Nemu qui s'accroupit à son niveau.

— Je sais. C'est précisément pour cette raison que nous partirons dès demain matin. Une fois que nous aurons été payés, nous emporterons la carriole et regagnerons le premier village. De là, nous prendrons les vents et ne reviendrons plus jamais sur cette île.

La jeune femme semblait vouloir le contredire mais elle se ravisa. D'un geste vif, elle inclina brusquement la tête sur le côté, comme si elle venait de percevoir une présence derrière elle. Ses yeux verts dilatés trahissaient le flot de réflexions qui traversaient son esprit. Bailram fut intrigué par sa réaction, mais après quelques instants, elle reprit d'un ton égal :

— Tu ne veux pas dire la vérité ?

— À quoi bon ? Ils ne l'apprendront peut-être jamais. La créature a sans doute eu peur en découvrant le cadavre de son petit et s'est probablement enfuie, argumenta-t-il sans conviction.

Constatant que son explication était peu convaincante, il s’empressa d’ajouter :

— Nous les avons également débarrassés de l'une de ces aberrations de la nature. Même s'il en reste d'autres, il est bien normal que nous soyons rémunérés pour notre labeur. Ne penses-tu pas ?

— Et si pas enfuit ?

— Ne t'en fais pas, ils finiront bien par la tuer. Ce ne sont que des animaux sauvages après tout, ils doivent avoir l’habitude de s’en occuper dans un trou aussi perdu.

— Ce n'est pas des animaux normaux, fit-elle remarquer.

Bailram fronça les sourcils.

— Tu ne vas tout de même pas croire à ces sornettes d'abyssaux toi aussi ! Ce ne sont que des mythes et des légendes destinés à pimenter l’existence des simples d'esprit.

— Abyssaux existent ! s'indigna-t-elle.

Elle s'interrompit en réalisant qu'elle avait haussé le ton, et reprit à voix basse :

— Abyssaux existent, mais celui-là n’était pas un. Même si le nuage était étrange.

Le marchand leva les yeux au ciel.

— Premièrement, ce n’était pas un nuage mais un simple brouillard. Deuxièmement il y a des tas de raisons pour expliquer la présence de brouillard dans une forêt. Si nous demandions aux villageois, je suis sûr qu'ils nous diraient que le phénomène est récurrent. Fréquent, simplifia-t-il pour son associée. La créature aura tout simplement profité de cette brume pour chasser, voilà tout. Nous étions au mauvais endroit au mauvais moment.

La jeune femme se renfrogna devant ces explications, ce qui ne déplut pas à Bailram. Elle affichait un visage bougon qui, appuyé par ses tatouages bleu nuit, la rendait étonnamment séduisante.

— Les asmériens, lâcha-t-elle exaspérée. Vous êtes trop compliqués !

— Je te l'accorde. Puis-je dormir maintenant ?

— Non. Que arrive-t-il si le créature attaque demain ?

— Tu la tueras bien sûr.

Nemu secoua la tête et prit le ton condescendant que le marchand avait employé quelques instants auparavant pour ses explications.

— Premièrement, commença-t-elle, si le grand créature attaque, on risque de mourir car beaucoup plus fort. Deuxièmement, je n'invoque pas le don.

— En cas de force majeure, tu pourrais peut-être…

— Non !

— C'est grotesque voyons, si nous sommes menacés tu utiliseras ton don et tu nous débarrasseras de cette nuisance. C'est pour ça que je te paye après tout !

Le visage de Nemu se referma aussitôt. Bailram se mordit la lèvre. La fatigue lui avait fait commettre un impair qui risquait fort de compromettre ses relations avec elle.

Un cri effroyable déchira brusquement la quiétude nocturne. C'était un son déformé et hideux, reflétant dans ses intonations macabres toutes les effroyables souffrances endurées. Bailram sentit les poils de sa nuque se hérisser. C’était un cri humain.

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