Éveillée (scène 3)

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Peu après le début de la quatrième heure du jour, lorsque l’astre de lumière était à son zénith, le petit groupe s'engagea dans la forêt. Kurt et quelques villageois s'étaient soustraits à leurs occupations quotidiennes pour accompagner Bailram à l'endroit où la créature avait été tuée. Une carriole tirée par deux yaks bien bâtis avait été improvisée pour l'occasion.

La gaieté de l'immense forêt contrastait avec l'ambiance morose qui régnait dans le convoi. Au-delà de la présence la jeune haldryséenne, les villageois semblaient redouter ces bois et leurs regards étaient à l’affût du moindre signe de menace.

— Tu ne devrais pas lui faire confiance, siffla discrètement Kurt à l'adresse du marchand, tandis qu'il rapprochait sa monture.

Son regard chargé de haine était fixé sur Nemu qui ouvrait la voie devant eux. Bailram réfléchit à une réponse qui ne risquerait pas de froisser son hôte. Il avait visiblement eu affaire aux raids haldryséens et semblait entretenir envers eux une rancœur féroce.

— Je ne connais pas les haldryséens aussi bien que vous, mais je peux vous assurer que Nemu est différente.

— Différente ? Foutaises ! Ces gens-là ne sont pas humains ! Ce ne sont que des bêtes, attirées par le goût du sang et l'odeur de la mort. Ils pillent, brûlent, violent, torturent et tuent sans état d'âme. C'est gravé en eux comme les étoiles le sont dans le ciel ! Prends garde, car un jour sa vraie nature se réveillera. Et ce jour-là, tu mourras.

Bailram observa la jeune femme tout en hochant la tête. En réalité, il avait depuis longtemps cessé d'écouter les divagations de cet imbécile. Son esprit s'était laissé envoûter par les courbes droites et élégantes de Nemu ainsi que par ses longs cheveux châtain clair qui ondoyaient au vent. Elle chevauchait avec une aisance déconcertante et une grâce empreinte d'une fierté guerrière qu'il se surprit à désirer ardemment. Ressentant la présence de Kurt à ses côtés, le marchand se força à détourner le regard et recomposa son expression pour le remercier de ses précieux conseils.

Après plusieurs lieues de chevauchée, ils atteignirent non sans mal l'endroit où ils avaient bivouaqué la veille.

— Elle doit être par ici, déclara Bailram en mettant pied à terre.

— Tu n'es pas sûr ? s’inquiéta Kurt.

— Je vous l’ai dit, la brume était si épaisse que nous ne pouvions pas nous repérer. Quoi qu’il en soit, nous ne nous sommes pas beaucoup éloignés du camp. Séparons-nous pour la retrouver.

— Je viens avec toi, déclara le colosse, méfiant.

Le marchand haussa les épaules et commença les recherches. Les hommes du village se séparèrent et fouillèrent la zone. Cette immense forêt était fantastique. Vierge de toute exploitation humaine, les arbres grimpaient à des hauteurs phénoménales et accueillaient une végétation luxuriante aux charmes enchanteurs. Ces beautés naturelles n’étaient pourtant pas au goût de Bailram qui ne parvenait pas à localiser l’emplacement de la créature.

— Foutue brume, jura le marchand. Je suis pourtant certain que…

Un cri déchira la quiétude de la forêt et les gazouillis d'oiseaux se turent.

Kurt s’élança aussitôt dans sa direction, saisissant sa lance à deux mains. Bailram refréna un accès de peur irrationnel et suivit le géant. Elle est morte, nous l'avons tuée, se convainc-t-il. Tous deux se frayèrent un chemin à travers d’épais fourrés et de jeunes épineux qui les gratifièrent de nombreuses éraflures. Le passage semblait se rétrécir, lorsque tout à coup, ils débouchèrent nez à nez avec une vision d’horreur. Le marchand étouffa un cri de surprise.

Quoi que puisse être cette bête, elle n'avait rien de naturel. Gris sombre, le museau enfoncé et recouverts de piquants qui s’allongeaient sur le long de son corps, la créature gisait inerte devant eux. Le villageois qui l'avait découverte demeurait pétrifié devant elle. Bientôt, les autres habitants les rejoignirent et tous laissèrent échapper une exclamation d’effroi.

Kurt se rapprocha précautionneusement et la tâta du bout de sa lance. Il répéta la manœuvre plusieurs fois pour s’assurer que la créature était vraiment morte. Un trou béant au niveau de son poitrail confirmait le verdict.

— Je… je n'arrive pas à y croire. Vous l'avez vraiment tuée !

— Comme je vous l'ai dit, nous ne sommes pas des menteurs, répliqua le marchand en tentant de reprendre contenance.

— Quel monstre, c’est la première fois que nous la voyons… je l’imaginais plus grande.

— C'est une créature abyssale, murmura l’un des villageois.

Un vent de panique s'empara du petit groupe et l'écho de prières silencieuses résonna dans la forêt.

— Inutile de nous attarder ici, pressa Kurt, nous avons la preuve que vous disiez vrai. Vous voulez vraiment ramener cette chose ?

— Absolument, je dois également justifier mon travail auprès de la guilde.

— D'accord, grogna-t-il, nous allons vous aider, mais le chariot restera à l'extérieur du village.

Tandis que les villageois se démenaient pour charger la bête dans la charrette, Bailram s'étonna soudain de l’absence de Nemu. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de s’éloigner. Il l'appela et prit la direction d'un grand arbre à l’écorce rougeâtre où il lui avait semblé apercevoir du mouvement. En s’approchant, il remarqua que le sol était parsemé de taches de sang. L’endroit lui était étrangement familier. C’est alors qu’une poigne énergique l’agrippa. Un frisson d’effroi le traversa et il retint un cri qui aurait été peu glorieux pour son image.

Sa garde du corps l’avait saisi par le bras et lui faisait signe de ne pas faire de bruit.

— Regarde, chuchota-t-elle.

À ses pieds, le sol était teinté de rouge. L'herbe était écrasée et des taches de sang semblaient se diriger vers l'endroit où ils venaient de trouver la créature.

— Qu'est-ce que cela signifie, s'horrifia le marchand dont le cœur commençait à battre de plus en plus vite. Elle… elle s’est déplacée ?

— Déplacée oui. C’est ici que j'ai tué. Je suis sûre.

Épouvanté, le regard du marchand parcourut la distance entre l'endroit où se trouvait la bête et la mare de sang à ses pieds.

— Mais… comment a-t-elle pu…

— Quelque chose l’a bougée.

— On nous aurait doublés ?

Nemu secoua la tête.

— Pas humains, déclara-t-elle.

La jeune femme se déplaça agilement sur le côté et indiqua un autre endroit sur le sol où l'herbe avait été écrasée. Face au regard interrogateur du marchand, elle appliqua sa main sur la mousse à proximité et désigna ensuite les marques qu'elle avait laissées.

— Tu veux dire qu'il s'agit d'une empreinte ?

— Empreinte, oui.

Bailram déglutit.

— C'est impossible, elle est beaucoup trop grande.

— Même empreinte que le créature tué. Mais plus grand. Beaucoup plus grand.

Le visage du marchand blêmit. La forêt chantante et verdoyante lui parut soudain s’assombrir. Le bruissement du vent dans les cimes semblait occulter les bruits de pas d’un prédateur impitoyable et furieux qui venait de perdre l’un de ses petits.

— Nous devons partir, il faut revenir village. Vite, pressa la garde du corps.

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