Éveillée (scène 2)

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Il régnait dans la Grand-salle une ambiance étonnement chaleureuse et une douce odeur de pain frais emplissait les lieux. Les villageois festoyaient bruyamment autour d’une grande table en bois massif, sur laquelle étaient disposées des grandes assiettes de fromages et de larges parts de gâteaux au miel. Le marchand s’étonna de découvrir une telle profusion culinaire dans un endroit aussi reculé.

Dès que les convives le remarquèrent, le vacarme se métamorphosa en un silence glacial. Kurt invita Bailram à prendre un siège vide puis il s’installa à ses côtés. Le silence demeurait absolu. Aussi, après avoir respecté quelques instants de calme, Bailram se décida à prendre les devants :

— Hier, mon associée et moi avons été attaqués par une créature que nous n'avions jamais vue auparavant, déclara-t-il d'une voix suffisamment forte pour que tout le monde l'entende.

Aussitôt, l'assemblée réagit. Les petits yeux perçants et calculateurs du marchand scrutèrent attentivement les convives, captant la moindre de leurs expressions, à la recherche d’indices qui lui permettraient de tirer le meilleur parti de cette situation. Autour de la grande table, les visages s’assombrirent, recouverts par un voile de peur. Les habitants de ce village avaient eux aussi eu affaire à cette créature et ils la craignaient. Peut-être même avait-elle fait des morts. Bailram s'autorisa quelques instants de réflexion et une idée prit forme dans son esprit :

— Sachez que nous avons été informés de la présence de cette créature par le service de prime de notre guilde, précisa-t-il, tout en guettant la réaction de son auditoire.

Cette fois-ci, les regards étaient perplexes.

— C'est quoi ce service des primes ? demanda un homme d'âge mûr.

— Notre guilde met simplement à disposition des hommes pour accomplir des demandes… particulières. Nous sommes des sortes de mercenaires si vous préférez, mais notre champ d’action est beaucoup plus spécifique.

À nouveau, l'assemblée se tut.

— Mon associée et moi avons été envoyés pour accomplir une quête que vous nous avez adressée, résuma-t-il. Et j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Nous avons réussi, la créature qui vous terrorisait ne se relèvera plus !

Les villageois s'agitèrent et plusieurs questions fusèrent par-dessus le vacarme ambiant.

— Silence ! ordonna Kurt en se levant. Silence !

Lorsque le brouhaha retomba, il se retourna vers Bailram.

— Nous n'avons pas envoyé de demande aux guildes, s'étonna-t-il en fronçant ses larges sourcils.

— C’est étrange, il était pourtant convenu que nous récupérerions la récompense sur place.

— La récompense ?

— N'êtes-vous pas en train d'essayer de me rouler ? s'indigna Bailram. Mon associée et moi avons bravé la mort pour vous sauver de ce monstre… et vous tentez de nous soutirer notre revenu ?

— Par les tempêtes, vous êtes fou, nous ne savons même pas de quoi vous nous parlez ! s’agaça un jeune homme, soutenu par les autres convives qui haussèrent le ton pour protester.

— Silence ! demanda à nouveau Kurt en tapant du poing sur la table.

Il inspecta l'assemblée d’un regard dur.

— L'un de vous a-t-il fait appel à une guilde pour tuer la créature ?

Lorsqu'il fut évident que personne ne se manifesterait, le colosse se retourna vers Bailram :

— La demande ne venait pas de nous.

Le marchand faisait de gros efforts pour paraître abattu. Ces imbéciles étaient moins crédules qu'ils ne le laissaient paraître. Pour autant, Bailram n'avait pas dit son dernier mot. Lorsqu'il était entré dans la Grand-salle, il avait remarqué la présence d'une jeune villageoise, dont les yeux étaient rougis par le chagrin. C'était une faiblesse qu'il saurait exploiter.

— Vous savez, si nous avons accepté cette quête, c’est parce qu’il était précisé que des enfants avaient été la cible de ce monstre, déclara-t-il solennellement tout en observant du coin de l'œil la jeune femme au visage larmoyant.

Incapable de contenir ses émotions qui la torturaient, la villageoise étouffa un sanglot et ramena son visage contre une petite poupée en paille qu'elle serrait entre ses mains. Le marchand reprit d'un ton désolé :

— Cette nouvelle nous a tellement bouleversés que nous n’avons pas hésité un seul instant. Nous avons aussitôt pris les vents pour Naoquia, songeant à tous ces gens qui perdaient chaque jour leurs proches et leurs enfants. Nous pensions à vous ! s’exclama-t-il en promenant son regard attristé dans la salle.

Les convives baissèrent les yeux et un long silence de gêne s’installa. Finalement, l'un des doyens prit la parole.

— Pouvons-nous savoir à combien s’élevait la récompense promise ?

— Elle était dérisoire, seulement dix aureus.

— C’est... il s'agit d'une somme colossale pour notre village...

— Nous n’avons pas fait ça pour l’argent mais… mon associée est souffrante, c’est pour cela qu’elle s’est évanouie hier et qu’elle a failli se faire tuer par cette créature. Il existe heureusement un remède mais il est cher… Je ne vous demande pas de me verser l’intégralité de la récompense promise, mais peut-être pourriez-vous…

Le doyen approuva, convaincu.

— Kurt, proposa-t-il, cette créature était un fléau pour notre village. Elle a emporté les nôtres et qui sait combien seraient morts encore si ces étrangers n’étaient pas intervenus ? Haldryséens ou non, ne serait-il pas possible de témoigner de la générosité envers nos bienfaiteurs ?

Une timide vague d'approbation parcourut l'assemblée et un rictus presque invisible se dessina sur le visage de Bailram.

— Un instant ! intervint Kurt. Comment pouvons-nous être sûrs que cette bête est vraiment morte ?

— Nous l'avons tuée dans la forêt, assura le marchand. Si vous souhaitez en avoir la preuve, je peux vous mener moi-même jusqu'à sa dépouille.

Les villageois se concertèrent entre eux pendant un court instant.

— C'est d'accord, lâcha Kurt. Nous irons vérifier avec vous que la bête est vraiment morte. Si c'est bien le cas, nous vous payerons cinquante deniers. C’est tout ce que nous avons. Nous partirons au zénith.

— Merci… merci ! s’exclama le marchand.

— Cette bête, elle a tué quatre des nôtres. Si jamais tu nous mentais…

— Je ne suis pas un menteur, vous le constaterez par vous-même.

*

Bailram refusa poliment de partager le banquet, prétextant l’état de santé de Nemu, et il regagna la chaumière de la vieille dame tout en se félicitant du coup qu'il avait joué là. Non seulement les villageois le payeraient pour la créature qu'ils avaient abattue, mais en plus, il s'emparerait du corps pour le revendre à Qarth-Hadash. Tous ces prétendus scientifiques payeraient cher pour mettre la main sur cette nouvelle espèce.

Malgré cette affaire rondement menée, un frisson le traversa. C’était une sensation désagréable qui l'empêchait de savourer pleinement sa victoire sur ces simples d'esprit. Il se surprit alors à redouter la réaction de Nemu lorsqu'il lui annoncerait la nouvelle. Elle l'avait pourtant assisté dans des escroqueries bien plus élaborées, mais cette fois-ci, son instinct le mettait en garde. Peut-être était-il judicieux de ne pas lui dévoiler toute l’histoire ? Tandis qu'il s’interrogeait, il aperçut sa garde du corps qui semblait inspecter la périphérie du village.

En se rapprochant, le marchand remarqua la présence d'une barricade inachevée. Des pieux avaient été disposés à la hâte pour former une barrière haute de deux mètres. Nemu était en train d’étudier une section qui semblait avoir été enfoncée de l’extérieur. Son regard perçant se durcit lorsqu’elle remarqua la présence du marchand. Bailram se racla la gorge pour masquer sa gêne.

— Tu as l'air en forme, commença-t-il d'une voix qu'il espérait détachée. Marchons, veux-tu ? Je dois te parler de choses importantes.

Nemu jeta un dernier regard à la palissade et le rejoignit. Ils s'éloignèrent en silence des habitations et longèrent l'orée de la forêt.

— Cette créature, tu l'as tuée avec tes dons d'éveillée, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Formidable ! Je le savais, tu es donc bien une éveillée ! J'imagine que tu as tes raisons pour ne pas les avoir utilisés auparavant et je n'insisterai pas là-dessus. Cependant, maintenant que…

— Je n’invoque plus, coupa-t-elle sèchement.

Le marchand se mordit les lèvres. Nemu devait avoir de solides raisons pour ne pas exploiter de tels dons. Nombre de personnes pactiseraient avec les abyssaux pour avoir une chance de naître avec ces facultés. Bailram allait devoir manœuvrer avec finesse pour la convaincre de réutiliser ses dons d’éveillée. Mais il était inutile de la brusquer dans l'immédiat et il décida de changer de sujet :

— Nos hôtes ont généreusement accepté de nous dédommager pour avoir abattu cette créature. Elle les terrorisait depuis plusieurs semaines et avait emporté plusieurs des leurs. Bien entendu, ils exigent la preuve que nous l’ayons réellement tuée. Je les guiderai donc vers le cadavre pour leur prouver notre bonne foi.

La jeune femme se raidit. Bailram crut un moment avoir commis un impair mais le regard de Nemu n'exprimait aucun soupçon de reproche. C'était de l’inquiétude qu'il lisait dans ses yeux.

— Allons bon, tout danger est écarté, tu as tué cette créature. N'est-ce pas ?

— Oui. Mais, quelque chose ne va pas, déclara-t-elle en désignant la palissade.

— Quoi ?

— Pas sûr, pas de preuves.

Bailram fronça les sourcils.

— Il ne s'agira que d'un rapide aller-retour. En plus, si nous voulons la vendre, il va nous falloir récupérer le cadavre de cette créature avant que d’autres charognards ne s’en occupent.

— Vendre la bête morte ?

— Fais-moi confiance, je sais exactement où en tirer un excellent prix. Quoi qu’il en soit nous ferons vite. Tu es encore faible à cause de ta blessure, tu peux donc rester ici pour reprendre des forces. Nous serons de retour avant la nuit.

— Je viens.

— Hors de question tu as perdu beaucoup de sang, tu dois te reposer et…

— C'est l’invocation, lâcha-t-elle furieuse. C'est l’invocation qui m'a fait faible, pas ce stupide blessure.

Ses yeux verts et les tatouages qui striaient son visage lui conféraient un air intimidant. Le marchand la dévisagea un instant. Se pouvait-il que l’invocation de son don soit réellement responsable de son état ? Il ne connaissait que peu de choses à propos des éveillés et la plupart de ses informations provenaient de rumeurs urbaines. Les prodigieuses facultés de ces êtres alimentaient bien des légendes et faisaient fantasmer les conteurs itinérants qui se livraient à toutes sortes d'exagérations pour séduire les foules. "Ils sont aussi forts que dix membres de la garde d'adémar, ils peuvent faire pleuvoir le feu et la foudre et ils sont même capables de lire dans vos pensées", avait-il entendu un jour. Ce dont Bailram était certain, c'est que les éveillés étaient rares et que les gouvernements mobilisaient des efforts considérables pour les trouver dès leur plus jeune âge. Ils les envoyaient ensuite dans des académies spécialisées où ils suivaient une éducation mystérieuse pour servir leur pays. Mais certains éveillés choisissaient parfois d'accompagner des maîtres qu'ils jugeaient dignes de leurs services. Une pensée traversa soudain l'esprit du marchand. Nemu l'avait-elle choisi lui ? Impossible. Bien que cette idée ne flatte son ego, leur rencontre avait été fortuite et la jeune femme n'avait jamais évoqué le sujet avec lui. Par ailleurs, il avait la sensation qu'elle cherchait avant tout à échapper à son passé. Le marchand réfuta ces hypothèses et se concentra sur la situation actuelle.

— Sans vouloir t'offenser, les habitants ne semblent pas porter les tiens en très grande estime. Peut-être serait-il plus judicieux de...

— Je viens, répéta Nemu déterminée.

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