Éveillée (scène 1)

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Bien qu'il ne l'avouerait jamais, Bailram avait eu peur. Lorsque Nemu s'était effondrée devant lui, mille idées lui avaient traversé l'esprit. Des idées sombres, lâches et égoïstes. Fort heureusement, il eut également des idées de bon sens. Avec du recul, il se félicita d’avoir choisi l’une d’entre elles.

Non sans mal, il avait hissé la jeune femme sur l'un des chevaux, recouvrant temporairement sa blessure avec du linge propre. Bien qu’il n’eût aucune idée de l’endroit où il se trouvait, il décida de continuer sur la trajectoire que Nemu suivait depuis l’aube, faisant fi de ses sens qui le poussaient à prendre une autre direction. La forêt était suffisamment dégagée pour qu’il puisse avancer sans encombre et, à son plus grand soulagement, il retrouva le chemin principal après quelques heures de marche. De toute évidence, sa garde du corps avait un sens de l’orientation bien plus aiguisé que le sien.

Avant la tombée de la nuit, il avait pu rejoindre un village en lisière de forêt. Une trentaine de petites maisons de granite clair, recouvertes d'un toit de chaume, étaient bâties autour d’une imposante demeure. Il s'agissait de l'un de ces petits villages isolés, chaleureux d’apparence, où les habitants considéraient les étrangers comme des pestiférés. Coupés du monde, beaucoup n'avaient jamais vu d'asmériens, si bien que le marchand à la peau de sable et aux vêtements colorés apparu comme une inquiétante curiosité. La présence d'une combattante haldryséenne, bien qu'inconsciente, n'arrangeait rien à la situation. Les petites îles du corridor des Griffes avaient longtemps souffert des raids haldryséens et leurs habitants avaient gardé une profonde rancœur envers eux.

Fort heureusement, le sort avait été favorable à Bailram. Tandis que les portes se fermaient à son passage, une vieille dame lui avait offert son toit. Malgré ses airs soupçonneux, elle avait accepté de s'occuper de Nemu. La blessure semblait superficielle, l'une des griffes du monstre avait frôlé ses côtes, causant quelques éraflures sans gravité. La jeune femme ne semblait pas souffrir d'une infection ou d’un poison et son évanouissement semblait lié à une intense fatigue. La vieille dame avait assuré que Nemu serait remise sur pied dès le lendemain.

Épuisé, les yeux perdus dans la nuit, Bailram était accoudé à la fenêtre, tournant le dos à un bol de ragoût chaud qui l'attendait sur la table. Comme son père, il avait cessé de croire aux puissances supérieures. Pourtant, ce soir-là, il adressa une prière silencieuse aux anciens dieux.

— Vous devez manger, votre compagne ne risque rien, rassura la vieille dame d'une voix éraillée par les années.

Le marchand se retourna lentement. Leur hôte portait une simple tunique de lin et un gilet troué qui semblait avoir traversé le temps en sa compagnie. Droite, les cheveux grisonnants, son regard trahissait une vivacité d’esprit que beaucoup de personnes de son âge lui auraient enviée.

— Merci de nous avoir accueillis et de l'avoir soignée. Je vais vous payer…

— Inutile, coupa-t-elle sèchement. Gardez votre or et venez vous asseoir. Dites-moi plutôt ce qui vous est arrivé et ce qui vous amène ici.

Surprit, Bailram hocha doucement la tête. Il se dégageait de cette femme une étrange aura de confiance et un charisme discret qui auraient pu s’apparenter à des signes de noblesse. La sonorité de sa voix le captivait, malgré la méfiance non dissimulée qui s'en dégageait. De toute évidence, elle ne leur faisait pas confiance. Désireux de rassurer son hôte, Bailram s'installa et engloutit le bouillon. Après avoir terminé son repas, il lui raconta ce qu'ils avaient vécu, omettant volontairement de lui parler des dons d'éveillés de Nemu.

— Vous avez eu de la chance de lui échapper, fit remarquer la vieille dame.

— En réalité, nous l'avons tuée.

La vieille dame lui jeta un regard sceptique.

— Si ce que vous me dites est vrai, il faut avertir les autres. Pour l’heure, vous devez vous reposer et reprendre des forces. Allez dormir, nous discuterons demain.

Mettant brutalement fin à la conversation, la vieille dame s’en alla prestement, abandonnant le marchand à son bol vide. Bailram s’en serait probablement offusqué si une intense fatigue ne l’avait pas submergé.

*

De violents coups retentirent dans la chaumière. Bailram fut réveillé en sursaut. Les premières lueurs de l'aube pénétraient par les interstices des volets et projetaient des ombres inquiétantes sur le sol. Un instant, il crut voir la forme de la créature se jetant sur lui pour le dévorer. Avant qu'il n'ait eu le temps de se redresser, des hommes forcèrent l'entrée de la chaumière et envahirent la salle principale. Armés de bâtons et de fourches, ils se ruèrent sur le marchand en hurlant. Sa dernière heure avait sonné.

— Que signifie cette intrusion ? tonna une voix puissante.

Le flot furieux des villageois se figea instantanément. Surgie de la pièce attenante, la vieille dame observait la scène avec un calme glacial. Droite, le regard dur, elle dégageait une prestance peu commune. Hésitant, l’un des hommes à la carrure impressionnante prit la parole.

— C'est qu'on ne vous a pas vue à la Grand-salle ce matin, avança-t-il d'une voix gênée. On a cru que les étrangers, ils vous avaient…

Le colosse baissa les yeux en réajustant nerveusement son gilet de cuir.

— Merci Kurt, répliqua-t-elle d'une voix douce. Comme vous pouvez le constater par vous-mêmes, je vais bien. Je m'occupe actuellement d'une patiente et je ne souhaite pas être dérangée.

À ces mots, les villageois échangèrent des regards penauds et se retirèrent en silence, tout en prenant soin de s'excuser auprès de la vieille dame.

— Un instant Kurt.

L'intéressé se retourna comme un enfant craignant de se faire réprimander.

— Mâlka ?

— Cet homme a une histoire intéressante à vous raconter. Je vous prie de lui offrir à manger, peut-être acceptera-t-il de vous la raconter.

La vieille dame adressa un hochement de tête à Bailram. Depuis l'intrusion des villageois, le marchand tenait sa couverture comme un rempart dérisoire devant lui. Réalisant qu'il ne craignait plus rien, il abandonna la douce tiédeur de son duvet et se redressa maladroitement.

— Bien entendu. Mais avant tout, j'aimerais m'assurer de l’état de santé de mon associée.

— Venez.

Bailram pénétra dans une petite pièce, faiblement éclairée par un foyer qui vivait ses derniers instants. Une agréable odeur d'herbes séchées et de parfum de fleurs lui rappela la rue des herboristes de la cité de Mihr. Des outils, des ustensiles en tout genre et des parchemins étaient soigneusement rangés sur des étagères. Il lui apparut alors clairement que les compétences de leur hôte dépassaient très largement celles d’une simple guérisseuse.

Son regard croisa alors celui de Nemu qui était en train d’enfiler une tunique propre. À moitié dénudée, la jeune femme se couvrit en toute hâte avec un linge qu'elle tira d'un buffet.

— Oh… pardon… je vais… tu… tu vas bien ?

Le regard assassin de Nemu l’obligea à détourner les yeux. Gêné, le marchand bafouilla quelques mots incompréhensibles avant de sortir de la pièce, sous le regard circonspect de la vieille dame.

Kurt l’attendait à l'extérieur de la chaumière. L'homme d'une quarantaine d'années, à la carrure impressionnante, lui parut bien plus sympathique que quelques instants auparavant. Avec une politesse toute relative, il le guida à travers le village, lui donnant le nom et le métier des habitants des maisons qu’ils dépassaient. Son accent provincial était une injure à la langue commune. Bailram se contenta de hocher distraitement la tête, tout en laissant divaguer son esprit. Il aurait aimé se concentrer sur ce qui allait suivre, mais Nemu captivait toutes ses pensées. De toute évidence, elle allait bien. Son regard parlait de lui-même. Toutefois, ce n’était pas son état de santé qui le troublait. Ce qu’il avait vu éveilla des désirs qu’il n’avait jamais considérés jusqu’alors. Il fut interrompu dans ses pensées lorsque le colosse l'invita à entrer dans la Grand-salle du village.

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