Ombre (scène 4)

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Les gazouillis des chanteurs de l'aurore résonnaient dans la forêt qui s'éveillait paisiblement. Les derniers ambréclats filaient à travers les douces lueurs du matin pour regagner leur ruche, dessinant derrière eux des traînées scintillantes qui constellaient ces bois de longs filaments lumineux.

Rares étaient les endroits comme cette île où l'on pouvait espérer échapper aux brigands. Les habitants étaient si pauvres et les chemins si peu fréquentés que Nemu avait pu dormir en toute quiétude. Bailram, quant à lui, avait passé une nuit affreuse. En plus de l'inconfort de sa couchette et des bruits nocturnes, son esprit avait été tourmenté par ses réflexions de la veille. Il avait retourné le problème dans tous les sens mais ses questions demeuraient sans réponse.

En guise de repas, ils engloutirent un morceau de pain et de fromage en silence. La jeune femme semblait préoccupée ce qui ne manqua pas de gêner Bailram.

— Nemu, commença-t-il, je…

Elle l'interrompit avec un geste cinglant, le regard froid.

— Voyons, je t'en prie…

Cette fois, la garde du corps glissa avec l'agilité d'un félin à côté du marchand et le saisit durement au niveau du bras. Elle lui fit signe de garder le silence. Déstabilisé, Bailram eut l’impression de perdre tous ses moyens. Il voulait pourtant s'excuser pour son comportement de la veille mais Nemu ne lui en laissait même pas l'opportunité. Il remarqua alors le comportement étrange de son associée. Ses pensées se remboîtèrent difficilement et il prit conscience de la situation.

Nemu observait les environs avec suspicion, la main sur le pommeau de sa lame. La forêt était tout à coup devenue silencieuse. Les chanteurs de l'aurore avaient interrompu leurs gazouillis tandis qu’une brume fantomatique enveloppait les bois. Les arbres qui baignaient auparavant dans de vives couleurs matinales étaient devenus gris et ternes.

— Que se passe-t-il ? chuchota Bailram.

— On nous observe, répliqua la garde du corps sans détourner la tête.

— Des brigands ?

— Non. Pas humain.

— Que… Que veux-tu dire, ce ne sont pas des hommes ? reprit le marchand d'une voix inquiète. Un animal perdu peut-être ?

— Pas perdu. En chasse.

Le silence se fit de plus en plus pesant. La brume était désormais si épaisse qu'il était impossible de voir à plus de cinq pieds devant soi. De petits tourbillons agitaient ce brouillard contre-nature, dessinant des formes inquiétantes et éphémères.

— Ça approche, prévint la garde du corps d'une voix neutre.

Gardant son calme, elle dégaina son arme. Comme si elle parvenait à transpercer ce nuage opaque du regard, Nemu fixait un point qui semblait se déplacer dans le néant de la brume. Elle-même se mouvait et ajustait sa posture en fonction de ce point invisible. Le marchand faisait de son mieux pour rester derrière elle, incapable de percevoir le moindre signe de la menace.

Brusquement, une ombre se profila face à eux. Haute de plus d’un mètre, elle ne ressemblait à rien de ce que le marchand ne connaissait. Hésitante, elle disparut un instant dans la brume puis resurgit soudainement sur leur droite, fondant sur eux à une vitesse phénoménale. Avant que Bailram n'ait eu le temps de réagir, Nemu le poussa en arrière et il s'effondra pitoyablement sur le sol. Un éclair bleuté surnaturel traversa le brouillard, suivi d'un couinement suraigu qui déchira le silence de la forêt.

Malgré la violence du choc, le marchand était indemne. Il secoua la tête et tenta de se relever.

— Nemu ! hurla-t-il. Est-ce que tu vas…

Sa phrase se perdit dans le néant de la brume. Sa garde du corps se tenait au-dessus d'une bête effroyable, aux poils semblables à des épines et aux crocs aussi longs que des poignards. Une douce lueur bleutée s'échappait de la main gauche de la jeune femme tandis que des symboles rectilignes s'évaporaient dans l'espace. La lumière disparut et Nemu se retourna vers le marchand.

— On doit partir, ordonna-t-elle tout en gardant son épée en main.

Elle lui lança son sac sans ménagement et avança d'un pas sûr à travers l’inconnu. Sous le choc, le marchand la suivit sans un mot. Ils rejoignirent leurs chevaux qui semblaient curieusement calmes. Les guidant à pied, ils s'engagèrent sur un chemin bordé par des grandes ornières moussues, dominées par la forme inquiétante et indistincte des arbres.

Après plusieurs heures de marche, la brume se dissipa enfin. La forêt semblait avoir retrouvé sa gaieté paisible. Oiseaux et insectes se livraient à des concerts harmonieux, accompagnant les voyageurs silencieux à la mine sombre. Le rythme avait été soutenu depuis l'aube et Bailram était épuisé. La jeune femme le remarqua et autorisa une courte pause près d’un ruisseau où les chevaux purent se désaltérer.

— Qu'est-ce que c'était ? demanda le marchand d'une voix mal assurée.

Nemu secoua la tête. Son visage était pâle.

— Je n'avais jamais entendu parler d'une telle créature… Tu l’as tuée ?

— Je crois, susurra-t-elle.

— Et comment… Je veux dire, tu avais l’air de…

Bailram laissa sa phrase en suspens. Était-il sûr de ce qu'il avait vu ? La panique lui aurait-elle joué des tours ? Cette lueur bleutée autour de la main de Nemu, ces étranges symboles dans le vide. Non, il n'y avait aucun doute quant à la nature de ces phénomènes. Il prit une grande inspiration.

— Tu serais… une éveillée ?

Le marchand n’obtint pas la réaction escomptée. Nemu tituba puis s’effondra au sol. Sur son flanc gauche, sa tunique était maculée de sang.

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