Ombre (scène 3)

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Les calendes du premier mois de la saison des tempêtes approchaient et Bailram commençait à montrer des signes d'impatience. Dix jours s’étaient écoulés depuis la capture de l’homme en noir et le marchand n’avait toujours pas déniché la moindre opportunité. Ses talents de négociateur lui avaient certes octroyé une somme convenable pour la vente du mercenaire que les villageois avaient condamné aux abysses, mais il aspirait à des projets plus ambitieux. Il y avait également son associée qui lui coûtait une véritable petite fortune et dont les talents étaient gâchés sur cette île où rien ne se passait.

Ce matin, il avait de nouveau fait le tour du village, à l’affût d’un indice qui pourrait guider son instinct sur une piste plus tangible. Mais une fois encore, l'entreprise fut vaine. Ces échecs auraient pu le décourager et l’inciter à reprendre les vents vers Aetheria où il ne manquerait pas de faire fortune. Toutefois, cette résistance inattendue l'incitait au contraire à redoubler d'efforts pour mettre la main sur cette mystérieuse opportunité qui captivait son inconscient. En réalité, voilà ce qui le poussait vraiment à agir de la sorte ; un défi et une récompense qu'il ne trouverait pas sur un plateau doré.

Tandis qu'il revenait à l'auberge miteuse qui les logeait, Bailram s'était forgé une conviction. Si cette opportunité refusait de se présenter à lui, ce serait lui qui irait à elle. Il s'immobilisa brusquement au milieu de la rue et se retourna vers son associée :

— Nous perdons notre temps dans ce village. Va nous chercher deux chevaux, nous partons explorer cette île.

— Tu ne sais pas monter chevaux, commenta-t-elle avec son accent aldarian.

— Qu'importe, tu m'apprendras. Nous devons trouver des réponses et ce village ne les abrite pas.

Nemu arqua un sourcil mais s'exécuta en un bref salut militaire qui avait, depuis le temps, perdu de sa superbe. Pour le marchand, cette garde du corps était sans nul doute sa plus belle trouvaille. Son instinct l'avait conduit jusqu'à elle à un moment propice, et depuis, ils voyageaient ensemble. Il lui offrait gloire et richesse et elle le protégeait tout en accomplissant les besognes qu'il lui demandait. Chacun y trouvait son compte.

Au zénith, ils se retrouvèrent sur la place centrale du village. Bailram s'était chargé des provisions et Nemu des montures. L'une comme l'autre ne semblaient pas très enclines à faire le moindre effort.

— Elles m'ont tout l'air de dormir debout, s'indigna le marchand.

— Elles mieux que les autres. Mieux…

— Meilleures.

— Elles meilleures que les autres, approuva-t-elle.

— Peu importe, aide-moi à monter.

Les chevaux étaient moins confortables que le marchand ne l'aurait cru. En outre, sa monture s'acharnait à lui désobéir. Ils n'étaient pas encore sortis du village qu’elle s'était arrêté quatre fois pour brouter l'herbe en bordure de chemin.

— La voilà qui recommence ! Avance sale bête ou je m'assurerai de te vendre au boucher du coin. Fais quelque chose, ordonna-t-il à son associée qui maîtrisait parfaitement sa monture.

Nemu éclata de rire, ce qui décontenança Bailram. Depuis qu'il l'avait rencontrée, cinq ans auparavant, il ne l'avait jamais entendue rire. Elle laissait parfois échapper quelques sourires narquois, mais jamais de rires aussi francs, aussi rafraîchissants. Il remarqua alors qu'elle avait réarrangé ses nattes traditionnelles et qu'un sourire radieux illuminait son visage. Ses cheveux châtain clair, tressés sur les côtés, lui descendaient au-dessous des épaules et dansaient au rythme de sa monture. L'espace d'un instant, Bailram vit une femme merveilleuse plutôt qu'une garde du corps inflexible, au visage glacé.

Remarquant sa réaction ahurie, Nemu reprit contenance, parvenant difficilement à cacher son sourire. Elle fléchit légèrement ses jambes et son cheval opéra un demi-tour parfait pour venir se mettre au niveau de celui de Bailram.

— Ne tiens pas comme ça, expliqua-t-elle d'une voix étrangement douce.

Elle saisit les mains du marchand et les réajusta sur les rênes puis les tira d’un coup sec. Le cheval se redressa aussitôt, arraché à son paisible repas. La jeune femme flatta affectueusement son encolure et lui murmura quelques mots en aldarian. Bailram était sidéré, il découvrait une tout autre associée. Les haldryséens étaient connus pour être un peuple de guerriers mais aussi de redoutables cavaliers. Ils chassaient, combattaient, vivaient et mourraient sur leurs chevaux. Sans doute le contact de ces bêtes avait ravivé chez sa garde du corps d'anciens souvenirs.

— Pas comme ça, corrigea-t-elle en replaçant la jambe de son collaborateur. Ici. Moins tendu, assois-toi pour bien tenir.

— Comme ça ? demanda Bailram d'un ton hésitant tout en réajustant sa posture. Il se sentait soudain gêné de la proximité de Nemu qui était penchée sur lui pour l'aider à mieux se tenir.

— Oui. Cheval est comme enfant. Tu dois aimer lui mais aussi le corriger si il fait des bêtises.

— Je… Je vois.

Elle l'inspecta de la tête aux pieds et jugea que sa position ferait l'affaire. Ensemble, ils s'engagèrent au pas sur le chemin qui se perdait dans la forêt.

Lorsque le soleil disparut derrière la grande barrière de nuages, ils avaient déjà parcouru la moitié de la distance qui les séparait du village voisin. Ils s'arrêtèrent dans une clairière et installèrent un camp sommaire pour la nuit. Le feu crépitait joyeusement alors qu'ils finissaient de manger leurs rations.

— Par les tempêtes, rumina le marchand en massant ses membres endoloris, ces bêtes sont drôlement inconfortables. Comment se fait-il que tu sois aussi à l'aise après toute une journée de chevauchée ?

— Habitude, répliqua la jeune femme en haussant les épaules.

Elle avait repris son air habituel, dur et fier, caractéristique des guerriers haldryséens. Pourtant, Bailram voyait briller au fond de ses yeux verts une infime lueur qu'il n'avait jamais remarquée auparavant. Il devait en avoir le cœur net.

— Quoi ? demanda-t-elle en constatant qu'il l'observait.

— Ton pays te manque-t-il ?

Le visage de Nemu resta parfaitement inexpressif mais la lueur au fond de ses yeux s’agita.

— Non.

Bailram s'attendait à ce genre de réponse. Finalement, il ne savait rien d'elle. Il ignorait tout de son passé et des évènements qui avaient conduit à leur rencontre. Elle n'avait jamais partagé ses souvenirs et il n'avait eu aucun intérêt à la questionner sur ces sujets. Mais aujourd'hui, il avait envie de savoir.

Bailram se pencha vers le feu et attisa les braises à l'aide d'une branche morte.

— Tu sais y faire avec les chevaux, complimenta-t-il en tentant une nouvelle approche.

Elle haussa les épaules.

— Tu sembles les apprécier, de toute évidence.

Aucune réponse.

— Où as-tu appris à monter et à t'occuper de ces animaux ?

Nemu demeura silencieuse un moment. La lueur dans ses yeux semblait se déchaîner et un voile humide recouvrit ses pupilles alors que son visage demeurait placide. Bailram ne put s'empêcher de ressentir un étrange sentiment de culpabilité quant à sa démarche.

— Mon père, lâcha-t-elle soudain.

Bailram releva les yeux et abandonna sa branche dans les flammes.

— Ton père te l'a enseigné ?

Elle acquiesça.

— Aux Haldryses, les enfants apprennent chevaux jeunes. Tous les enfants. Les chevaux sont importants pour haldryséens. C'est la vie, comme combat.

Le marchand hocha doucement la tête. Il n'était jamais allé au royaume des Haldryses. Ses habitants étaient de féroces combattants, habitués aux milieux rudes des hautes plaines balayées par les vents boréals, et ils se refusaient à commercer avec les étrangers. À moins de vendre des armes ou des métaux rares, il était pratiquement impossible de faire affaire avec eux. Bailram avait depuis longtemps abandonné l'idée de marchander avec un peuple aussi xénophobe. Pourtant son instinct l'avait conduit vers l'une d'entre eux.

— Comment était la vie dans ton village et pourquoi l'as-tu quitté ? Les mercenaires sont pourtant bien payés à ce que l'on dit.

En un instant, la lueur qui dansait dans ses yeux s’éteignit. Ils reprirent leur teinte vitreuse et le visage de Nemu s'assombrit.

— Fatiguée, lâcha-t-elle en regagnant sa couchette.

Bailram se mordit la lèvre. Il avait mis le doigt sur un point sensible. C'était précisément ce qu'il cherchait à découvrir. Alors qu'il allait insister, son estomac se noua et il se surprit à ressentir une nouvelle fois cet étrange sentiment de culpabilité. D'ordinaire, ces pratiques égoïstes ne lui posaient pas le moindre problème, du moment qu'il pouvait assouvir sa soif de connaissances ou de profits. Le marchand fronça les sourcils. Il n'était pas dupe et savait parfaitement ce qu'il était. Une personne sans scrupule, n'agissant que pour accroître sa propre fortune. Les autres ne l’intéressaient pas, à moins qu'ils ne contribuent à l'enrichir. Il ne se détestait pas pour ce qu'il était devenu, il avait simplement appris à vivre avec lui-même. C'était bien plus facile que de changer ou de prétendre être quelqu'un autre. Mais alors, d'où venait ce sentiment de culpabilité qui l'avait déserté depuis si longtemps ?

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