Ombre (scène 2)

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Le village semblait être figé dans le temps. Hommes et bêtes avaient disparu, abandonnant leurs activités quotidiennes en l’état ; un silence inquiétant s'était emparé des lieux. Au détour d'une étroite ruelle, une ombre glissa furtivement contre les murs. Avec une grâce féline, la garde du corps avançait prudemment, l'épée à la main. Derrière elle, Bailram la suivait distraitement, sans se préoccuper de passer inaperçu. Vêtu de somptueuses étoffes asmériennes et coiffé à la dernière mode de Nova Caelysia, le riche marchand était un homme occupé. À vrai dire, il détestait perdre son temps. Ainsi avait-il mis cette chasse à profit pour consulter ses notes parfaitement ordonnées qui faisaient état de ses stocks.

Un mouvement d’air attira brusquement l'attention de la garde du corps. Vive et aguerrie, elle fit volte-face et se jeta sur le marchand pour le plaquer à terre. L'instant d'un battement de cœur plus tard, une lame trancha le vide à l'endroit où se tenait Bailram auparavant.

Surpris dans ses réflexions, ce dernier sembla outré d'une telle atteinte envers sa personne. Mais avant qu'il n'ait pu protester, son associée se releva et fit face à une étrange silhouette, enveloppée dans une cape noire.

— Un conseil si vous voulez vivre, tonna une voix chargée de colère et de mépris, partez avant le crépuscule. Si vous êtes encore là cette nuit, Nyx s'emparera de vos âmes et les entraînera dans les abysses !

À peine l'Ombre eut-elle fini de proférer ses menaces que la garde du corps contre-attaqua en lui assenant un puissant coup vertical. L’individu à la voix mystérieuse sembla surpris mais il esquiva la frappe avec une impressionnante agilité. Il se contorsionna à nouveau pour esquiver un second coup qui aurait normalement dû mordre dans ses chairs. La jeune femme fit alors deux pas rapides en arrière.

— Eh bien, qu'attends-tu pour lui régler son compte, s'exclama le marchand qui époussetait rageusement sa robe colorée. Et vite je te prie, cet endroit empeste le porcin.

Il ne fallut que trois mouvements à la garde du corps pour désarmer et projeter l’Ombre à terre. D’un geste vif, elle découvrit la cape noire, révélant un homme qui tentait désespérément de reprendre son souffle.

— Qui… Qui êtes-vous ? parvint-il à articuler, le visage livide.

— Entraînons-le à l'écart, ordonna le marchand à l'adresse de son associée.

Elle hocha la tête et déplaça sans ménagement leur prisonnier dans une grange à proximité. Bailram termina négligemment de prendre ses notes avant de lui porter un regard.

— Alors, qu'avons-nous là ? soupira-t-il en inspectant l’individu qui haletait et jetait des regards paniqués dans tous les sens. Tu ne m'as pas vraiment l'air d'être une Ombre.

— Humain, commenta la jeune femme.

— C'est ce qu'il semblerait.

— Qui êtes-vous, qu'allez-vous faire de moi ? demanda l'homme.

Bailram le dévisagea un instant. La prétendue Ombre disposait d'une carrure impressionnante qui semblait avoir été forgée sur le champ de bataille. Malgré son âge qui semblait approcher la quarantaine, sa puissante musculature et son corps élancé n’avaient rien à envier à la plupart des soldats que le marchand avait rencontrés. Qu’est-ce qu’un homme de son gabarit pouvait-il bien faire sur une île comme celle-ci ?

— Sommes-nous seuls ?

— Seuls, confirma la garde du corps en arquant un sourcil.

— Bien. Je m'appelle Bailram-Mardokh-Ei, je ne suis qu'un modeste marchand, et voici mon associée, Nemu. Nous sommes tous deux de passage sur cette île et nos affaires ont été interrompues par une soi-disant Ombre.

— Ce n'est pas vous que je veux tuer, mais ces villageois, fulmina l'homme qui avait repris un peu de contenance.

En d’autres circonstances Bailram n’aurait même pas pris la peine de discuter avec cet imposteur de mythes et l'aurait livré aux habitants du village. Mais son instinct infaillible le poussait à en savoir plus sur les motifs de son étrange comportement. Peut-être était-ce l’opportunité qu’il recherchait ?

— Et qu'ont-ils fait pour mériter une telle punition ? questionna le marchand d'une voix mielleuse.

— Qu'est-ce que ça peut vous faire, vous allez me livrer à eux de toute façon !

— Peut-être… Peut-être pas.

Bailram inspecta avec dégoût le sol aux alentours et saisit un petit tabouret qu'il rapprocha de l'homme. Il l'invita à s'asseoir.

— Nous autres marchands sommes des hommes d'affaires et d'opportunités, il est vrai. Mais nous n'en avons pas moins une âme pour plaire aux dieux. Vous me semblez honnête et je ne vous vois pas commettre de tels crimes sans une bonne raison. J'ai moi-même eu des périodes… difficiles. Il marqua une courte pause dramatique. J'aimerais entendre votre histoire, conclut-il d'une voix compatissante.

L'homme remua sur son tabouret et hésita. Ses yeux s'humidifièrent lentement et il baissa honteusement la tête.

— Ils… ils ont tué ma famille. Ma femme et ma petite fille. Ils ont tué ma raison de vivre, lâcha-t-il effondré.

Des larmes coulèrent sur le sol.

— Comment une telle tragédie a-t-elle pu se produire dans une province aussi paisible ? s’étonna Bailram.

— C’était…

Il prit une profonde inspiration.

— On s’était installé ici après la bataille du mont Algidus. La guerre était terminée et nous recherchions un endroit calme où élever Aida.

— Votre fille ?

L’homme hocha doucement la tête.

— Vous étiez légionnaire ?

— Non, un simple mercenaire dans le corps des auxiliaires. C’est ce qui nous a aidés à nous installer ici. J’aidais à former et à entraîner la milice locale, un ramassis de lâches et d’incapables qui ont toujours préféré fuir plutôt que de se battre.

— C’est votre faute si ils sont lâches, fit calmement remarquer Nemu qui se tenait droite derrière lui.

L’homme lui jeta un regard noir, puis un voile de tristesse recouvrit ses yeux.

— Sans doute, concéda-t-il avec amertume.

Le silence retomba un instant. Nemu restait à l’affût du moindre bruit suspect qui aurait pu trahir la présence d’un importun.

— Tout a basculé cette nuit-là, reprit l’ancien mercenaire, lorsque des parias nous ont attaqués.

— Attaqué ? Des parias ? reprit Bailram suspicieux.

— Je sais ce que j’ai vu, s’énerva l’homme. Et il ne s’agissait pas de ces illuminés qui prêchent la foi de leur dieu maudit, mais de soldats aguerris et organisés. Lorsqu’ils nous ont ordonné de jeter les idoles des dieux célestes dans les abysses, nous avons résisté. Avec la milice, nous en avons repoussé plusieurs mais lorsque le premier d’entre nous est tombé, les autres ont pris la fuite, fulmina-t-il. Ils m’ont abandonné face à ces fanatiques ! Mais ce n’est pas tout ! Pour sauver leur pitoyable existence, ces chiens ont livré ma femme et ma fille à l'ennemi ! Ils leur ont dit que nous étions les responsables de ce soulèvement. Les parias les ont attachées toutes les deux aux idoles et…

L’homme serra les poings et baissa la tête, le visage déchiré par le chagrin. Bailram posa une main avenante sur son épaule.

— Comment avez-vous survécu ?

— J’étais leur prisonnier. J’ignore pourquoi ils ne m’ont pas précipité dans les abysses moi aussi. Au petit matin, ils semblaient pressés de repartir sur leurs navires et j’ai profité d’un moment d’inattention pour m’enfuir dans la forêt.

— Pas de chasse ? interrogea Nemu.

— Non, j’ai couru sans m’arrêter. J’ai continué de courir dans le seul but de survivre et de me venger de ces assassins, tonna-t-il d’une voix chargée de rancœur et de haine.

Bailram observa décemment quelques instants de silence avant de prendre :

— Pourquoi avoir inventé cette histoire d’Ombre ?

— L’Ombre… Tout le monde en parle depuis que les parias ont attaqué. C’est ce que j’ai entendu en épiant le village. J’ai lu la peur dans leurs yeux et j’ai décidé de retourner cette légende contre ces chiens !

— Tu connais l’Ombre devant ? intervint la garde du corps.

— Avant, corrigea le marchand. Avez-vous entendu parler de l’Ombre avant ?

— Non, jamais.

— Je vois.

Le silence s’installa à nouveau dans la grange, troublé par de petits rongeurs qui profitaient de l’absence des villageois pour dévorer les récoltes abandonnées.

— C'est tout ? demanda finalement Bailram.

L'homme releva vers lui des yeux rougeoyants.

— Comment ça ?

— Vous n'avez rien d'autre à nous raconter ? Est-ce là toute votre histoire ?

— Je… Je ne comprends pas ?

Bailram se mordit la lèvre inférieure.

— Pardonnez-moi, votre récit m’a beaucoup ému.

— Vous allez m'aider ? demanda-t-il plein d'espoir.

— Bien sûr. Le marchand fit un signe de la tête à Nemu.

La jeune femme s'approcha et assena au prisonnier un puissant coup dans la nuque qui lui fit perdre connaissance. L'homme s’effondra sans bruit dans la paille.

— Pourquoi ça, pourquoi bla-bla ? Pourquoi pas juste le vendre comme d'habitude ?

— Une intuition qui me taraude, répondit évasivement le marchand en contemplant le vide.

Son instinct l’aurait-il trahi ? Impossible, il lui avait toujours été favorable jusqu'à présent. Cette fois-ci ne faisait pas exception, Bailram le savait au plus profond de lui-même. Il y avait forcément quelque chose sur cette petite île qui avait réveillé son intelligence intuitive. Il devait simplement se montrer patient et attentif.

— C'était une fausse piste, déclara-t-il soudain, il n'y a rien à tirer de celui-ci.

— On ne l’aide pas ?

Le marchand se retourna offusqué :

— Mais bien sûr que si je vais l'aider, je lui ai donné ma parole après tout. Nous le livrerons aux villageois et ils l'exécuteront. C'est un bien plus beau geste que de le laisser s'enfoncer dans sa tourmente. Il trouvera la paix, les villageois trouveront le coupable et nous aurons une rétribution. Tout le monde aura ce qu'il souhaite au final.

Le visage impassible, Nemu haussa les épaules et saisit l'homme inconscient.

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