36 : Pas de cheval

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C'est l'histoire de la femme Aimée qui n'avait peur de rien. Un jour de marché, c'était un lundi, car à Louhan c'est toujours le lundi, elle tomba en arrêt à la vue d'un cheval de trait qu'elle reconnut. L'énorme bête harnachée d'un solide collier destiné à tirer une carriole, attendait le retour de son propriétaire. Il recevait des caresses (le cheval, pas le propriétaire...) de la part des badauds jeunes et vieux, mastiquait un peu de foin, les oreilles pivotant d'avant en arrière dans l'espoir d'entendre la voix du René. Suffit de le mentionner pour le voir apparaître au bout de l'allée. Aimée, postée au côté de l'animal, maintenait la bride en le flattant légèrement. Elle appréciait bien l'animal. Chaque jour, lorsque le carillon de sa porte de jardin résonnait, le cheval hennissait, histoire de manifester sa présence au cas où elle se déciderait à lui offrir du pain sec. La proximité du champ, dont elle était propriétaire, lui permettait d'imposer à son fermier, le fameux René, l'obligation de pâture et l'abandon de culture polluante dont il était friand. Celui-ci écoutait Aimée, la saluait, respectait sa demande, car en réalité, le pré en question était trop pentu pour risquer sa vie à le labourer. Un voisinage cordial, cordial jusqu'à un certain point. Noir le point. Le non-paiement de la location de la ferme.

Les enfants d'Aimée ne comprenaient pas pourquoi elle ne s'adressait pas à un huissier en vue de constater le non-paiement du fermage depuis cinq ans déjà. Sans doute a-t-il des raisons pour cela, tout s'arrangera, ne vous inquiétez pas.

Jusqu'au jour où le René, hé bé, en tout fauché qu'il voulait bien paraître, s'était autorisé à renouveler son matériel, certes vieillissant, mais quand même ! La fille obligea sa mère à porter plainte. Non, je m'en irai trouver un arrangement, ne t'inquiète pas.

C'est ainsi qu'elle patientait, ce lundi matin; au marché de Louhan tout contre le cheval du René. C'est seulement vers 14 heures qu'il pointa sa frimousse rougie par les effluves d'une tête de veau sans doute bien arrosée.

– Bonjour madame Aimée.

– Bonjour René.

– Vous êtes venue au marché aujourd'hui ?

– Comme tu peux le voir, oui. Et c'est bien à toi que je voulais parler.

– Tout frais tout dispo, je suis à vous.

– Tout frais, tout frais... Hum. Bref. Nous devons nous entretenir d'une affaire sérieuse, René.

– Olala ! C'est pas bon quand c'est sérieux, il y a toujours une histoire d'argent derrière.

– Tu as mis le doigt dans le mille.

– Je ne suis pas en état de discuter la vente de mon cheval.

– De lui, il n'est pas question, et pourtant il va être au sujet de la conversation puisqu'il s'agit du champ dans lequel il broute.

– Ah ?

– Je souhaite le vendre.

– Vous ne pouvez pas, puisque je vous le loue.

– Pardon ? Je ne peux pas quoi ? Tu me loues quoi ?

– Je vous loue les terres depuis cinq ans...

– Voilà le hic, mon cher René. J'ai pris l'envie de vendre cette ferme pour en partager la recette à mes enfants de mon vivant.

– Comme je suis locataire, vous avez des obligations envers moi.

– Tu es bien délicat, René. Mais, comme toi tu n'as jamais daigné payer ton fermage, à mon tour de faire comme je l'entends. J'ai dit ce que j'avais à te dire. Il n'y aura pas de délai lorsque le nouveau propriétaire prendra possession des lieux. Ce qui ne saurait tarder, car j'ai reçu de nombreuses propositions.

– Oui, mais je vais crever, moi, sans les subventions...

– Ce n'est rien René, tu as un bon cheval. En rentrant chez toi, il va te permettre de réfléchir à ton avenir. Et qui sait si tu ne trouveras pas la voie de la raison.

– Mais vous ne pouvez pas faire ça !

– Si, je le peux, René. Si seulement tu m'avais versé le loyer convenu. J'ai été patiente, mais ce n'est pas parce que bon et bête commencent par la même lettre que je vais me laisser abuser encore longtemps. Dommage pour toi.

Elle flatta les flancs de l'animal avant de tourner les talons. René la menaça des syndicats, de futures représailles, de maudissements tous aussi méchants les uns que les autres. Dame Aimée s'en revint chez elle, légère et soulagée de ce poids trop difficile à porter. Son petit œil malicieux avait du mal pourtant à dissimuler l'ombre d'un remords, celui de ne plus admirer dans son champ la silhouette massive de ce cheval tant apprécié.

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