35 : Carnet des routes. Séquence parvis Saint-Gilles

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D'un boyau engorgé, le métro reflue ses voyageurs. Ceux, qui pressés, pestent contre la vague molle des sortants, se retrouvent expulsés à leur tour. Les pavés de la rue me conduisent du côté de la polizie, du côté seulement, car en face c'est la brasserie Verschueren. L'accordéoniste ? Non, l'aubergiste.

Sur l'horaire prévu, j'ai une réelle avance. La porte scandée de colonnes engagées est recouverte d'un auvent ajouré à large débord. Je passe l'entrée. Une bande autocollante zébrée de noir sur fond jaune délimite, à l'intérieur du bâtiment, la zone fumeurs de celle qui ne doit pas l'être, en théorie. La fumée quelque peu indisciplinée a du mal à se formaliser d'une frontière visuelle. Les addictes aussi. Une bonne trentaine de tables se bousculent entre des chaises multiformes avec ou sans dossier droit. Contre le mur du fond, les résultats sportifs s'affichent en bonne ou mauvaise position.

Le décor passe après la boisson. Une Chimay me désaltère. Mon voisin achève son stoemp saucisse, accompagné d'un rot qui m'indispose. Pas lui. L'ambiance est à la bière. Les clients la louent, fort. Entrées, sorties. Le passage de la porte vitrée anime le regard solitaire. Le mien. À l'écart, au fond, une place libre sollicite ma présence. Je lui souris. Ainsi adossé au mur, j'apprécie d'embrasser dans sa globalité l'univers de la salle. Le comptoir de bois est décoré de carreaux de céramique à motifs figuratifs rappelant l'affectation du lieu. Au plafond, trois luminaires de style Art Déco blanchissent leur plaque de verre opalin encadrée de laiton.

Le gras du lot des consom'acteurs mousse sans modération. Je chope des bris de mots, des percutances sonores, entre les frites en barquettes et les bocks mi-pleins. Ça déménage à ma droite du côté de trois filles rigolotes. L'une d'elles grimpe sur la banquette, entonne à l'aide de son vade-mecum une reprise de chant scout sans doute appris au patro. Les huées se mêlent à la fumée. Les cœurs se refrènent. Les sifflets fusent. L'air bon enfant connaît sa fin. La claque s'essouffle. Galimatias et charabia font cause commune. La confusion règne.

Au sol, une canette traîne sur le carrelage ocre foncé. Désirant éviter un accident, je me lève, la saisis. Mon pied glisse, dérape. In extremis, je me rattrape avec la main gauche sur la table Baden Powel. Mon équilibre se rétablit avec la violence de la bouteille qui explose contre le coin du bar. Silence. Cent yeux muets amplifient mon trouble. Un doute ? Deux tiers de secondes en apnée. Trois filles pouffent. Je lâche prise sous la pression que distille l'assemblée. Mon sang se mêle à l'autre liquide. À l'écran paraissent les nouveaux résultats de poule. Je n'existe déjà plus.

La fumée des cigarettes irrite les yeux. Le serveur ramasse les morceaux. J'ai gagné une tape sur l'épaule, deux pintes, un triptyque de jouvencelles délurées. Elles m'entraînent dans un bar à tapas Minimenstraat. Elles avouent désirer jeter leur gourme à n'importe quel prix. Mon accent amuse. Lui au moins ne se soucie pas de traduire le flamand. Je délie ma bourse, puis cède la place aux jeunes espagnols plus chauds que moi. La rue sent l'ombre des nuits fraîches. Chez l'Arabe, ouvert seulement la nuit, j'achète une part de halva à la pistache. Quatre euros trente. Son accent m'amuse. À descendre la Zuidlaan, d'autres palabres méditerranéennes écorchées à la sauce belge s'échappent d'un bar à hommes. Paris, Bruxelles, Berlin, les langues migrent la nuit. La pluie hachure la porte de Hal en une multitude de traits identiques.

Parvis Saint-Gilles me revient sous les yeux. Mon rendez-vous écourte enfin l'attente. Dans l'idéal des manières de s'excuser, le sourire incombe à qui veut bien s'en acquitter gracieusement. Ma correspondante est généreuse de cet affect là. Partie de séduction ou lissage du retard oublié, elle collecte autant qu'elle donne. Verschueren s'ouvre à nouveau, toujours aussi jeune dans un empire étourdissant. Nos vestes retirées, je lui recommande une blanche sans alcool. Elle lui préfère la Guinness. Deux épaules rondes, à tour de rôle dénudées, adoucissent son port de tête étrangement haut, digne des danseuses classiques dont les pointes écrasées prolongent leurs silhouettes diaphanes. L'arrondi de la chair mise à jour contraste par alternance avec la longueur des membres visibles, la brièveté de ses cheveux.

Nos informations sur clefs USB échangées ne restaient entre nous deux étrangers qu'un vaste creux en forme d'inconnu, en forme de verres bus. Les murs sont recouverts de lambris remarque-t-elle. Je fixe les vitrines à châssis ornées d'un beau vitrail à motifs géométriques en imposte. Elle souhaite partir. Je m'invite à la suivre.

Retour sur la piste des lampadaires. Défilés en lignes droites. Effacés dans les courbes. Les zébrures blanches sur fond de goudron délimitent l'espace piétonnier sécurisé. Cinquante-quatre Blaesstraat devient un but. Notre approche réciproque. Ses lèvres ont un goût de brune. Au bout du couloir, elle libère sa main. Je m'accroche à la rampe, elle à sa clef. La clenche bruyante éveille les perruches. Juste une pièce-cuisine-salle-de-séjour-à-manger aussi. Le tout contenu dans un cube volumétriquement presque parfait. La fenêtre principale, car unique, ouvre sur une cour encombrée de deux parallélépipèdes inégaux s'élevant à cinq et six mètres au-dessus du sol pavé. Les toits plats et goudronnés affectionnent une fâcheuse tendance à l'irrégularité de la pente nécessaire à l'évacuation des eaux de pluie. Ce tour d'horizon effectué, j'adapte ma vision nocturne à la pièce où grillent deux ampoules chapeautées du dessous par de larges cônes pointus. L'angle opposé à la porte d'entrée s'échappe en sous-sol par un escalier en colimaçon. La pièce aménagée en chambre-bureau-fumoir juxtapose la salle-de-bain-toilette incluse dans la location.

Soulagé, décrassé, je remonte rejoindre le canapé-lit qui se déplie, mais c'est pas la peine, je t'assure une couverture suffira. Pourtant dans les draps de cette nuit-là j'ai dormi comme un ange. Les perruches réagissaient à chacun des mouvements ascendants de leur maîtresse. Moi je leur préférais ceux qui m'écrasaient le torse. Nous riions de ce rythme musicalisé. Julos Beaucarne pouvait se rhabiller avec ses mélodies. Nommé désir, le café corsé n'est pas lié aux croissants chauds si le boulanger ne reçoit pas ta visite. Sans sucre aussi. Merci. Ce dimanche sera gris. Je ne le tuerai pas. Nous irons flâner du côté des brocanteurs. Le siège d'une rame de métro reçoit mon postérieur, son voisin ma rage au poing fermé. Les informations reçues la veille seront complétées à Berlin avec un nouveau contact. Je hais la promiscuité des haleines fétides. J'irai marcher sous les trombes d'en haut avant de reprendre l'avion...

Ça s'est passé comme ça pour lui.

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