34/1 : Glawdys

7 minutes de lecture





« Dans une heure de ce temps, je ne me rappelle plus l’histoire. Y aura-t-il un démon ou une princesse ? Se gardent-ils un lieu de lutte ou un château de marbre rose ? Parlent-ils à coups tôt tirés ou en sages dames pommadées ? Dans une heure à pleines pensées, je nie les dix stances ».


Il était une fois, tard le soir, quand l’horizon s’éclaire des argentines flammes d’hiver austral, il était une fois, cette nuit terrifiante, si gorgée de silence qu’elle m’étouffe encore par ces cris percutants. Noir. Dans le noir, cette histoire se noie. Elle pleure de colère, de rage et d’effroi. Elle hurle à la vie qui l’engloutit de nuit froide. Pourquoi la glace a-t-elle rompu si tôt ? Il ne lui restait qu’un tout petit mètre pour s’agripper à la branche givrée du bord. Le courant lui glace les pieds, les jambes et le bas du dos. Sa lourde capeline gonflée d’air, telle une bouée, l’engonce hors de la surface qui craque. Elle sent que son bonnet se serre contre ses oreilles rougies. Pourquoi la glace la garde-t-elle prisonnière dans son trou si rond ? « Un pêcheur du jour est venu débiter à la scie ce trou de merde. J’aime la glace pour y danser, et glisser sans bruit. J’aime la glisse sur l’étang gelé. Mais je n'aime pas y rester clouée ». Seule ombre au tableau, la silhouette des rares sapins que la tempête a épargnés. Tristes squelettes des arbres ravagés de vent, violeur des forêts, hurleur de nuit, comme un chien sous la lune soliloque longuement.

« Comme il est beau le printemps, sous les cerisiers, les fraises à sucer, les jonquilles à ramasser. Comme il est vrai, le soleil des journées d’avril où se réjouit mon petit frère des jolis petits agneaux nés la veille. Comme il est frais, le souffle du vent sur ma peau rougie des premiers soleils, sous ma jupe légère et mes pommettes gouleyantes. Vrai, je mange de vraies pommes de terre, accompagnées des carottes tranchées revenues dans le beurre salé avec les premiers petits pois. Comme ma vie est belle ! J’ai le cœur qui cogne fort, qui cogne encore. Je ne sens plus mes jambes. J’ai dû trop courir une fois de plus en descendant le pré avec mes frères fous. Nous tournons main dans la main comme des malades, comme des enfants. Comme j’aime le chocolat du dimanche soir, avec ces riens qui font tout, avec ces touts qui font du bien ! Assise trop longtemps sur le bois bûche, j’ai des fourmis dans les pieds. C’est difficile de marcher quand on a des fourmis dans les pieds. Il suffit de regarder par la fenêtre pour comprendre combien la vie est douce. Verte demeure noyée de ciel, la douceur du temps sème des fleurs sur chaque talus, entre chaque pierre. Le printemps me ravit. Allongée à l’ombre du tilleul, j’épluche et j’épelle une marguerite : il m’aime, un peu, beaucoup… à la folie. Mince alors. J’étire mes jambes droites dans le ciel, je crie les poings serrés... j’ai des frissons partout dans le corps, surtout dans les fesses... encore plus froides que tout à l’heure... tellement froides qu’elles en sont gelées... j’ai l’impression d’avoir fait pipi... je ne peux même pas serrer les jambes... je n’ai plus de fourmis dans les pieds... je ne sens plus mes pieds... j’aime mieux les fourmis. J’ai beaucoup pleuré. Mes bras ont du mal à me porter au-dessus de la glace. La lune apparaît enfin. J’ai moins peur à présent. Au secours ! À l’aide ! »

Comment se peut-il être vrai le hasard qui relie deux personnages ? Un passant qui passe et une enfance en péril. De sa main vigoureuse, il retirerait l’aventureuse prisonnière et la réchaufferait sous la couette en mohair de son véhicule imaginaire. Oui, imaginaire, parce que la belle créature déchirée des langueurs de l’oubli se lasse et se refroidit.

« C’est la faute de mon père qui m’en a empêché toute la journée. Il craignait de devoir me secourir. C’est un frileux mon père, il a toujours son gros manteau enfilé par-dessus sa salopette, le matin pour descendre à la bergerie, des biberons tièdes dans les poches pour les agneaux, la chienne sur les talons. La gentille Lignac, rebaptisée Lili, c’est plus joli. Avec elle, on peut bien jouer, elle est vraiment câline. En plus, même si elle n’écoute pas toujours, elle nous évite souvent de courir après les brebis échappées sur la route. J’entends quelque chose qui vient derrière moi. Un bruit furtif. Je retiens mon souffle, pour ne pas être vue. C’est la neige, la neige qui tombe à nouveau. J’ai les cheveux tout blancs. C’est Noël. La neige avec le beau sapin et le repas, j’adore le repas de Noël. Il n’y a que des bonnes choses à manger, des fruits de mer, du foie gras, du vrai fabriqué avec nos oies, notre maïs. De bonnes préparations festives pour les invités, sympas ou pas on s’en fiche, il faut du monde à table pour tout partager. J’entends marcher. Je ne peux pas parler. Si je bouge la tête, le bruit s’arrête net. Personne ne marche en fait, mais quelqu’un court sur la glace, quelqu’un ou plutôt quelque chose. C’est encore assez loin, mais j’entends distinctement les crissements de griffes sur la glace. Les griffes, les ongles ? Un animal ? Oui un animal qui vient droit sur moi, c’est pas sauvage alors. Lili, c’est toi Lili. Inquiète, je me pousse la tête en arrière. Plus rien ne bouge. Je ne peux pas me retourner.»

Qui viendra par ici à cette heure avancée de la nuit ? Quelle idée loufoque de vouloir glisser sur l’étang .

« Je suis un glaçon à mi-corps dans un liquide froid. Ce peut-être un chat, une souris ou un renard. Oui il y en a, j’ai relevé des traces dans le chemin. Mais un renard ne me toucherait pas ou alors peut-être qu’il jouerait avec moi, avec ma tête. Jouer avec mes poupées, les habiller de petits habits qui brillent, les faire danser au-dessus de mon visage, c’est vieux tout ça. Maintenant, leur maison est dans le grenier depuis si longtemps. J’aime bien ma chambre. Je peux danser devant la glace. J’ai vu mon corps se transformer mois après mois. J’aime bien mes cheveux. Je dois être belle, ils me tombent en bas des reins. C’est vrai, j’ai arrêté la gym parce que j’avais mal aux reins. Oui, c’est atroce cette douleur qui pique... je ne sens plus rien... ni mes reins... ni mon dos... j’ai froid. Mes lèvres sont comme gonflées, tendues, tirées, sèches, fripées, crevassées. Le bruit se rapproche. Je dois crier « Lili !». Oui , c’est elle, j’en suis sûre. Partout où je vais, elle me suit. Vraiment, cette chienne est super. Elle glisse en avançant les pattes écartées, le bout du museau humide sur ma bouche sèche. Sa queue remue l’air froid. Je ne peux rien dire. Dans ses yeux, je devine son interrogation. Doit-elle me lécher ou se tenir à distance ? Et dans les miens va-t-elle comprendre ma position ? « Va-t’en Lili, va chercher du secours.» « À la maison ! » C’est l’ordre que je dois lui donner. Elle me regarde, car c’est une punition. Penche la tête en attente d’une confirmation. La queue entre les pattes elle repart lentement le dos rond, espérant un rappel. Combien de temps ? Qui va comprendre ? Ma mère sans doute, elle est très intuitive. Inquiète aussi, maman, qui n’arrête pas de trouver ce qu’il y a de mauvais. Elle ne sait pas être positive. Négative, pour elle comme pour les autres, jamais rien de bien, que pour le travail jamais pour le loisir. Pourtant, elle accepte que j’aille à la soirée du centre social, vendredi jusqu’à minuit. C’est mon père qui m’interdit après dix heures le soir. Oui, c’est lui le con qui refuse mes sorties. C’est chiant les parents. Quand j’aurais des enfants, je m’occuperai d’eux en mieux. Je leur ferai ce qu’ils aiment et ils pourront sortir s’ils le désirent avec qui ils veulent. Mais j’ai encore le temps de voir venir. Il neige trop maintenant. Il est tard maintenant. Maintenant, ce doit être onze heures ou plus. La lune est sur ma gauche, je pourrai voir son parcours si personne ne vient, demain je n’irai pas à l’école, non je dormirai... surtout pour voir ce prof de français que je n’aime pas. Par contre, le soir, les copines m’attendent pour l’entraînement de hand... il faudra que j’y sois ».


La jeune fille s’épuise dans la douleur, doucement, en fermant les yeux, sans un mot, sans un regard derrière les sapins. La lune a pâli sur la glace lasse. L’horizon se dessine comme griffe au ciel sur le tableau naissant de l’orient hivernal. Tout contre la forêt triste, les ombres s’éclairent de brume vaporeuse. Messire renard repère la trace pour la nuit qui s’installe. Calme pesant des bruits étouffés de poudreuse.

« Filles des vents d’Anvers, jusqu’à mon port revenues, dans vos cheveux filent le chant des vagues brunes, qu’à la fleur de leurs crêtes moussues, s’écument les secondes, égrenées de rythmes plaintifs ».

Glawdys (à suivre)

Annotations

Vous aimez lire bertrand môgendre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0