23/2 : La maîtresse

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Voilà trente ans déjà, nous débarquions, moi de La Rochelle, elle de Niort, dans cette école privée de Saint-Jean-de-Monts. Le bourg grossissait grâce à l'installation de jeunes couples désireux de construire leur foyer dans un lieu sain, proche de l'océan.

Un poste d'institutrice pour le primaire m'était destiné, un autre de remplaçante revenait à Frédérique. Comme nous étions célibataires et non chargées de famille, la commune nous proposa le grand appartement vide, autrefois réservé à la directrice. Trois chambres spacieuses ainsi qu'un salon et une cuisine aménagée garantiraient largement notre colocation non pas obligatoire, mais suggérée. La nouveauté, la découverte mutuelle de notre mutation suffirent à parfaire l'alchimie que nous promettait cette année scolaire.

Si, durant la première semaine, nos chambres respectives s'avérèrent immenses et froides, à l'image de leur décoration, il avait suffit du week-end suivant pour tout chambouler. Nous avions convenu d'établir le partage des tâches ménagères et dérivé sur une conversation à bâtons rompus. Furent ainsi révélés les prémices d'un dialogue ouvert ainsi que les jalons de notre rapprochement amical. Envie, besoin, lorsque la pensée ne contrôla plus nos actions, les pulsions prirent le relais et gouvernèrent l'assemblage des corps.

D'une timide caresse à peine effleurée à une chevauchée sauvage, nous avions franchi une passerelle, un pont, un viaduc sans perte d'équilibre mais à grand renfort de vin doux. Le Pineau des Charentes fut un bon subterfuge pour nous délivrer de toute morale inhibitrice. De mon point de vue, l'année 1980 fut volcanique ; de son côté, elle m'avoua côtoyer l'enfer. Chaque nuit passée ensemble, elle cauchemardait plus que ne rêvait, sans vouloir jamais me raconter ce qui la torturait.

Son poste de remplaçante s'acheva en juin et l'académie la nomma à l'autre bout géographique de Saint-Jean-de-Monts. À un moment donné, j'avais été convaincue qu'elle avait proposé sa nomination. Ses petits mots doux inscrits sur le papier du matin me manqueraient, me manquèrent. Celui que j'avais retrouvé avait dû rebondir hors de la poubelle placée autrefois près de l'armoire. Frédérique ne m'avait plus donné de nouvelles, jamais, malgré mes nombreuses tentatives rendues infructueuses par sa volonté de rompre avec nous.

Ce souvenir, surgi du passé, m'invita à partir à la recherche de cette amour de jeunesse. J'avais du temps à perdre. Après une bonne semaine d'enquête, armée d'un désir grandissant, j'envisageai une retrouvaille dans son pays d'adoption qu'était l'Ardèche. Nous nous rencontrâmes sur la place de Thueyts. Vieille amitié, vieilles joies, vieux souvenirs communs échangés parmi les vieilles pierres de ce village hors du temps. Étrangement, nous ne parlâmes pas de l'après-nous. Ensemble, nous remontions sur la chaloupe qui nous avait transportées de bonheur en bonheur, boucle réalisée sur la carte du tendre en passant par la passion, la fusion, la séparation, les retrouvailles. On était bête. On était jeune.

Et aujourd'hui ? Que se passe-t-il ? C'est trop tard. Aucune de nous deux ne souhaitait renouveler cette expérience. Notre journée s'acheva au restaurant. Toujours sans viande ? Comme toi, oui, me répondit-elle avec son sourire désarmant. Tu n'as pas changé. Tu m'as bien manqué, lui avouai-je dans un murmure dissimulant à peine mon émotion. Tu repars ce soir ? Non, je loge à l'hôtel. Et toi ? Je n'ai rien prévu... Tu ne vas pas prendre la route avec tout ce qu'on a bu, viens, lui proposai-je. Sur le chemin, elle me révéla avoir peur. De quoi ? De moi, me confessa-t-elle.

Cette nuit comme la suivante, elle s'enferma dans le même cauchemar qu'elle ne me racontait jamais. J'avais passé l'âge des secrets. Exprime-toi, la suppliai-je. Lorsque je dors avec toi, je replonge dans ce tourment. Et alors, c'est comment ? Une véritable hantise, je ne veux plus le revivre, déclara-t-elle en sanglotant. Nous nous endormîmes enlacées comme deux amantes qui ne se seraient jamais quittées.

Tout à coup, je me suis sentie portée doucement dans un environnement vaporeux, puis je retombai au centre d'une maison. Non, pas une maison mais une salle de classe. Je me retrouvai assise parmi les élèves, la maîtresse Frédérique dictait la leçon. Me désignant du doigt, elle m'invitait à subir la sentence pour mauvaise conduite.


Il paraît que les gendarmes de Thueyts m'auraient retrouvée allongée sur le sol de la chambre d'hôtel baignant dans mon sang.

Chaque nuit dans son rêve, Frédérique me tuait.

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