22/1 : La maîtresse

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Mon dernier jour d'école ressemble à celui que j'ai vécu à la fin du CM2, il y a cinquante ans de cela. Déjà. L'enthousiasme grandissait au fur et à mesure que s'achevait notre journée pour éclater sans retenue au moment du secoué de la cloche. La directrice de l'époque, madame Rivel, prenait un malin plaisir à insister lors de son ultime intervention.

Aujourd'hui, c'est à mon tour d'appuyer plus que de coutume sur la sonnerie. Les grands comme les petits explosent de joie, rient et crient à tue-tête. Personne n'interviendra, car cette journée particulière qui représente l'achèvement de contraintes et de travail liés à la scolarité. Les vacances sentent bon le foin pour les uns, les embruns pour les autres. Les miennes revêtent un costume de totale liberté. Les enfants m'ont jetée au milieu de leur feu de cahiers et de livres cornés. La maîtresse en maillot de bain ! Comme je suis bien. Je jouis en silence, sirote la pulpe d'une promesse de repos. Indéfinissable plaisir. Je me laisse porter par une vague de souvenirs délectables, n'en garde que les bons, les meilleurs, ceux avec lesquels je continuerai mon chemin de vie.

La grille fermée, je me donne deux ou trois jours pour vider les casiers, le tiroir de mes effets personnels. Faire table rase. Les billes confisquées rejoindront les objets à redistribuer à la fête du village où les adorables chenapans, gredins et autres têtes à claques me remercieront de ne pas les avoir jetées.

Une agate m'échappe, rebondit sur le sol avant de rouler sous l'armoire en chêne, vestige patiné de cette école qui devrait être détruite avant la rentrée 2012. Sous le meuble, s'ennuyait une boule de papier. Avec la pince de mes doigts, j'extirpe l'objet coincé entre le pied de l'armoire et la plinthe du mur. Je délivre la boule molle rescapée des attaques de balai, de serpillière et d'aspirateur armant la main de notre homme de ménage pourtant si pointilleux.

Surprise ! L'équipe des instituteurs pénètre dans mon bureau tandis que je me dépatouille du ridicule de ma position à quatre pattes. Leur chanson de bizutage – mais dit-on bizutage pour la fin de carrière ? – accompagne ma remise sur pied. Je me lève, une main sur les reins et l'autre fourrant prestement le trésor dans ma poche de pantalon. L'ambiance est à la fête improvisée, aux discours flateurs, sirupeux, à la larme de circonstance.

Enfin seule. Les amis c'est agréable un moment. Le reste du temps, j'aime bien ma tranquillité. La porte close après leur départ me laisse en présence de moi-même. Porte close sur une carrière. Porte close. Que va-t-il se passer pour moi à présent ?

***

L'inactivité n'est pas dans mon vocabulaire, la dépression non plus. Et pourtant, n'est-ce pas cette dernière qui me gagne depuis mon retour du Portugal ? Gravir la montagne de Monsanto, puis se contenter de regarder les tristes feux de forêt ; le lendemain, descendre sous terre par le Puits initiatique du palais de la Regaleira et contempler l'architecture de ce lieu ; et clore le séjour, échouée côté plage, posée sur le sable et gamberger, gamberger comme je gamberge en ce moment même devant le désordre de la maison. Que dis-je désordre, le chantier, le bordel.

Depuis la fin de la classe, je n'ai rien touché. Une grande lessive s'impose. Je me transforme en tornade blanche, celle qui nettoie du sol au plafond. Une benne à ordures ne suffirait pas pour contenir ces immondices. Et si, au milieu de cela, je n'étais pas moi-même un rebut, le genre de chose que l'on jette après utilisation ? Y aura-t-il une âme charitable à la recyclerie capable d'extraire un quelconque intérêt de ce que je représente ? Trouvera-t-elle le moyen de m’insuffler une nouvelle vie ? Pourquoi pas comme... épouvantail à moineaux ? J'y gagnerais le sale air de la peur. L'hiver ne peut me déplaire, la chaleur ne me fait pas peur.

Et si je m'orientais vers le bénévolat ? Entre personnes en souffrance, on se comprend mieux, non ? C'est pas mal ça. Cette réflexion m'en amène une autre. Serais-je donc en souffrance ? Constat effrayant. De l'hyper activité, me voilà réduite à vouloir profiter de ce que l'on m'offre, le reste de mon existence sur Terre. Dix, vingt, trente, quarante ans peut-être. C'est génial, il y a tant à faire... Faire... J'ai combattu ce verbe auprès de mes élèves, de mes amies, il ne correspond à rien. Et si le rien s'imposait ?

Le rien faire ? Tel sera mon projet futur. Toutefois, avant d'appliquer ma première résolution, j'entreprends la grande lessive. Dans mon vide-poche, je retrouve la boulette découverte sous l'armoire de l'école. L'écriture familière me replonge dans un souvenir tourmenté :

je ne veux plus rêver de toi, jamais.

Frédérique.

Frédérique ?

Frédérique !

Quelle histoire !

Quelle belle histoire.

(à suivre)

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