16/1 : Les délices orgiaques de la solitude

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Inspiré d’un fait divers relaté en 1974 dans le Progrès de Lyon :

une jeune fille de 17 ans emportée

par une embolie pulmonaire massive.

Sur le banc de pierre, face à l’allée numérotée 9, la neige dépose une mince couche encore aérienne. Une mésange frétille de ses ailes engourdies, rebondit sur une tombe puis une autre, laissant derrière elle quelques soupçons de traces. Le temps s’écoule en un creux aussi sombre qu'inamical. La mise en abyme prend forme.

***

Jambes tremblantes, Sébastien s’installa sur un banc après avoir déplié un plastique protecteur. De son sac à dos – cadeau collectif reçu pour son départ à la retraite –, il tira un pochon dans lequel dégueulait une part de pizza, achetée du matin lors de sa marche quotidienne. Il tria les morceaux d’oignons coupés grossiers. Sans plaisir, il mastiqua un bout de la pâte élastique, avala par rasade le contenu de sa demi bouteille de rouge. Regard vide. Le temps passa. Il fixa la première dalle de granit de l’allée 9. Quelques cheveux blancs frivoles jouaient avec le vent d’automne.

Il prit froid. Sébastien se releva, s’appuya contre le dossier du banc. Il écouta la cloche de la chapelle sonner trois coups. Le frais de l’air le poussa à rentrer chez lui en s’aidant de sa canne. Casquette vissée au sommet du crâne, il se retourna. Silence. Était-ce lui ou son ombre qui l'observait ?

Il se rendit compte qu’elle se dédoublait.

***

Il se revit s'installer sur le banc en PVC teint, face aux tombes de l'allée 9. Jambes croisées, il avalait une dernière bouffée de sa gauloise filtre. De son sac à dos, il sortait les deux boîtes plastiques hermétiques protégeant son menu du midi. Sa femme lui avait préparé la salade de tomates qu'il aimait tant avec, en prime, les petits oignons émincés. Le second récipient contenait un délicieux lapin à la moutarde qu'il dégustait lentement.

Le regard posé loin sur la torchère de Feyzin, Sébastien savourait sa cigarette, bien calé contre le dossier du banc. La société, pour laquelle il travaillait, lui avait fourni des chaussures de sécurité qui le blessaient. Il n’osait rien dire, car c'était gratuit.

Les deux coups de la cloche le rappelaient à l'ordre. Claudiquant, il reprenait son chemin en passant sous l’arbre asséché par cette chaude journée d’été. Il se retourna, contempla les miettes oubliées sur le banc, qu’une escadrille de fourmis s’empressait d’emporter sous la dalle de granit la plus proche.

Le reflet de la plaque commémorative lui cligna de l’œil.

***

Absorbé par le chatoiement, il se souvenait de sa démarche le long du cimetière. Il se revoyait s'installer sur le banc de bois, face aux tombes de l'allée 9. Devant lui s'étendaient les caveaux monumentaux sculptés dans la pierre. Marbre froid. Lignes brisées. D'autres dalles rectangulaires recouvraient, plates, toutes ces vies achevées. Sébastien, jambes croisées, avalait une dernière bouffée de sa P4. Il sortait la gamelle métallique de sa besace. Sa mère, méthodique, y avait rangé, dans le compartiment supérieur, la salade de pommes de terre assaisonnée comme il aimait, avec en prime, les petits oignons émincés revenus dans du beurre. La daube encore tiède garnissait le récipient inférieur. Sébastien ingurgitait nerveusement ses aliments, le regard sur l'horizon.

De ce banc, il surplombait la Mulatière, large vallée canalisée, au creux de laquelle la Saône venait offrir ses eaux troubles au Rhône en un mariage tourbillonnant, une union énergique. Sébastien empilait sa gamelle rendue proprette après l'avoir soigneusement saucée avec son quignon de pain. La seconde cigarette allumée lui donnait le temps de ressentir le frais du dossier du banc. Le printemps lui convenait bien comme saison. Il pouvait profiter du renouveau de l’air de cette ville, apprécier les chants des piafs au-dessus de lui.

Pantalon et veste époussetés à coups de casquette précis, Sébastien couleur bleu de travail reprenait son chemin avant que ne sonnent treize heures à la cloche de la petite chapelle. Il s’arrêta un long moment, face à un caillou immobile dans le caniveau.

***

« Sébastien ? Tu m’aimes ?

Pourquoi cette question, Tine ?

Embrasse-moi encore, Seb, encore.

Ça suffit. Ce n'est pas bien ici, en plein jour. J'ai peur de ceux qui nous regardent.

Ils sont morts, idiot.

Justement. Respectons leur repos. »

Les deux adolescents sortirent furtivement de leur cachette secrète : un caveau imposant, entouré de grilles aux barreaux émoussés. Une fois sur les graviers du chemin, Tine s'accrocha au bras de son amant. Retirant, la chaussure gauche, elle dégagea le petit caillou qui la blessait. Si petit, si douloureux, pensa-t-elle. Sébastien remarqua les cheveux fins de la nuque de son aimée cadencer librement tous ses mouvements.

« Seb ?

Quoi ?

Mamy dit que je suis fragile. Si je meurs, tu penseras encore à moi ?

T'es bête ma pauvre. Ne bouge pas tant, tu vas me faire tomber.

Le jeune garçon plongea furtivement son regard dans le corsage en bataille de Tine.

« Seb ?

Quoi encore.

Avec qui vas-tu te faire enterrer ?

T'es conne quand tu t'y mets. Parle pas de ça, ça porte malheur. Allez viens, la cloche sonne déjà midi.»

Il accrocha lui-même les boutons du tissu léger.

« Allez viens, la cloche sonne déjà midi.»

Il la prit par la main et l'entraîna en courant jusqu'à la porte du cimetière.

« À demain ? »

Corps serrés, cœurs gonflés, ils s'étreignirent sur le perron de la maison du gardien du cimetière de Montmein, le père de Tine.

La semaine suivante, Ernestine Couvier occupait une place de choix, sous la première dalle de l'allée 9.

***

Frêle mésange.

Le soleil chaud fuit la nuit.

Là, tu vis encore.

***

Sébastien, assis-debout contre le dossier du banc de pierre, écoute l'appel de la cloche résonner un, deux, trois, quatre puis cinq fois. À l’aide de l’extrémité de sa canne, il chasse le caillou du caniveau griffant le sol d’une marque que la neige aura tôt fait de recouvrir.

(à suivre)


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