13 : Nativité décapitée

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Premier avertissement : âmes sensibles abstenez-vous de lire ce qui va suivre.

Second avertissement : Vous aurez été prévenues.

J'ai une tête et pas de pattes, tu peux venir ? Trois heures du matin. Le jour ne risque pas de se pointer en ce 24 décembre, du moins pas tout de suite. Pas le temps de m'étirer que me voilà plongé dans une drôle de réalité. J'ai une tête au cul, tu peux venir ? s'énerve-t-elle comme si nous n'avions pas cessé notre conversation. Il y a tout juste deux heures, je me suis couché et voilà qu'une jeune apprentie me tire du sommeil, alors que j'étais haut perché dans une espèce de délire volant, m'annonce qu'elle a une tête au cul ? La situation doit quand même être prise au sérieux. La bergère m'apparaît décomposée.
J'ai une tête et pas de pattes. C'est la deuxième fois qu'elle me le précise. Je ne vais pas lui faire l'affront de vérifier ce qu'elle a au derrière. Je la regarde, compte ses yeux. Effectivement, elle a une tête, une tête sur les épaules. Je ne suis pas fou. Donc, tout va bien. Du coup, j'ai définitivement quitté mon cauchemar dans lequel je me débattais avec mes ailes qui refusaient de me porter plus haut que la maison. Était-ce à cause du poids du bonhomme ? Soixante dix-huit kilos pour un mètre quatre-vingt c'est correct, non ? Cela provient de mon manque d'envergure. J'avais sans doute conçu un appareillage trop petit, ce qui, je le suppose devait m'empêcher de planer.

Tu m'écoutes ? Je te réveille peut-être ? Non, non, je tricotais une écharpe en attendant le chant du coq... Désolé, j'ai la tête dans le... Alors oui, revenons à nos moutons, c'est quoi l'affaire ? Tu sais, dans le lot des brebis qui ont été attaquées par les chiens la semaine dernière, j'en ai une qui n'était pas folichonne, elle était grosse. Hier soir, j'ai voulu la rentrer parce qu'elle avait la nature toute enflée et son pis bien descendu. Impossible de l'approcher ! La garce, elle butait le chien et a sauté la clôture pour se réfugier tout en haut derrière la barre rocheuse, avec les autres. Du coup, je me suis dit qu'avec cette agilité-là, elle attendrait bien demain matin pour pondre son petit. Cette nuit, j'ai fait mon petit tour à la bergerie, et par curiosité, j'ai quand même été voir la fugitive en suivant les traces dans la neige. Et alors ? C'était loin, mais je l'ai trouvée. Et alors ? Elle était couchée sur le côté, juste sous les arbres... Et alors ? l'interrompis-je. Elle poussait. Elle poussait fort, se relevait, poussait debout, se couchait, poussait encore. La tête était sortie. Une grosse tête. Dès qu'elle m'a entendue, elle s'est levée, l'agneau pendant au cul, et a sauté plus loin. La garce. Mais tu me connais, j'aime bien avoir le dernier mot...

Tandis qu'elle continuait à me raconter ses démêlées avec cette putain de chieuse de salope de brebis, j'enfilais pantalons, chaussettes, chaussures... Et pourquoi tu veux que je vienne ? ... salopette et veste et gants... Ben, j'arrive pas à l'agneler, la tête est trop grosse, il ne respire pas, je ne peux ni pousser ni tirer... et casquette fourrée. Elle est où ? lui demandais-je en m'assurant que les oreillettes me protègent au plus près. Toujours dans le champ du Pray, je l'ai immobilisée comme tu m'as appris. Ainsi paré, j'étais assuré de ne pas prendre froid. Ah ! Oui ! La fameuse méthode néozélandaise, les deux pattes serrées autour du cou ? Ma réplique m'envoya direct aux antipodes. Oui, au moins elle ne bouge plus et elle se repose. Vite, monte dans la voiture. Un bref listage des besoins vitaux permettrait de ne pas se trouver à court en cas de problèmes. Tu as de l'huile ? De quelle huile ? Ta bouteille d'huile de table ça ira bien ; prends aussi le crochet de la cuisinière. D'accord. Tu as de la ficelle ? Oui. Il me faut un porte-manteau*, des oblets, une seringue, un sac en plastique. Prends ton sac à dos. On y go.

Mais on ne pouvait pas aller très loin en voiture à cause de la neige. Tant pis, elle est juste derrière la barre rocheuse, bien à l'abri du vent. c'est tout au fond à l'à-pic de la rivière. C'est le seul endroit où j'ai pu la coincer avec le chien. Rien que la distance du chemin à parcourir la nuit me fatiguait d'avance. Oui, je vois. Et dans ta poche tu as quoi ? Une lampe. Pas besoin, la lune est claire, le ciel dégagé, les étoiles nous accompagnent... regarde comme c'est beau... Elle coupa court à ma dérive. Un couteau et une ficelle, comme tu me l'as toujours seriné. Aujourd'hui, tu vas vite comprendre pourquoi je t'ai rabâché cette rengaine.


Après une bonne demi-heure de marche dans la neige peu épaisse, j'ai enfin aperçu la brebis. La grotte formée par le surplomb rocheux assurait une protection efficace à elle comme à nous. Couchée sur le ventre, les pattes coincées de chaque côté des oreilles, l'animal ne bougeait plus, ni ne poussait ni ne tentait de se lever. Tu la libères tout de suite, sinon, elle va nous faire un arrêt cardiaque. Je constatais que c'était une jeune, une antenaise, primipare de surcroit. Les pires. Tu as dû te faire chier pour l'attraper celle-là. Oh avec le chien... Grr ! Je t'ai dis mille fois, de ne pas faire courir les pleines. Laisse-les se regrouper et attire-les avec un sceau de grains, bon Dieu ! Au moins, tu es sûre de toutes les réunir et sans fatigue, ni chien. Évite de faire travailler ton cabot sur les gestantes. Oui, je sais, je sais... La bergère pleure. C'est rien ma grande, on va s'occuper de ça. Tu as fait du bon travail, même si c'est pas toujours facile avec ces putains de garces de salopes de brebis. Faut être patient et surtout ne pas s'énerver.

Autour de nous, les oiseaux nous observaient se retenant de siffloter.

Qu'est-ce que t'en penses ? J'avais évalué la situation. La femelle, en bon état, semblait épuisée. Même libérée, elle ne manifestait plus aucune énergie pour se relever. La tête de l'agneau pendait, sortie du ventre. Une tête énorme, bouffie, la langue cyanosée en dehors du museau, elle aussi gonflée. La rigidité de la nuque tout comme celle des paupières n'étaient pas bon signe. Et l'odeur ? Beurk ça pue. Tu as raison, ça doit faire un petit moment qu'il est mort. Pour sauver la brebis, nous avons deux options, soit tirer la tête, soit la rentrer de force. Puisque la deuxième solution n'est pas envisageable il faut tirer l'agneau. Je vais passer une cordelette dans chacune des pattes. Sur une femelle de moins de 18 mois, le passage quoique dilaté par la présence de l'agneau, reste étroit. À peine puis-je y glisser un, puis deux doigts. Aucune des pattes n'est engagée. Crotte ! Ça va pas être de la tarte. Chiotte ! Mets-moi de l'huile. Pff ! Essaye, toi avec tes petites mains. Il te faut récupérer au moins l'un des sabots pour tirer la patte avec la tête.

Au moment où la tension monte, je transpire comme un bœuf, sous mes couches de vêtements devenus encombrants. Je quitte la doudoune, l'étale dans la neige juste à mes genoux pour ne pas être trempé. La neige compacte étouffe notre présence. En contrebas, j'entends la rivière brasser son eau tumultueuse.

Quoique beaucoup plus fine que moi, la main de la bergère ne parvenait pas à s'engager à l'intérieur de la brebis. Celle-ci ne bougeait plus. Les contractions étaient un souvenir ancien. On appelle le véto ? Et tu crois que le type, il va venir à pied ici, un soir de Noël, avec ses rennes et son traîneau ? On pourrait la porter ? Oui bonne idée, il suffit d'appeler les petits lutins, ils vont nous aider. Nous avons parcouru le chemin en une demi-heure. Tu nous vois, tous les deux, chargés d'une brebis de 80 kilos à travers le sentier ? On n'est pas des ânes ! C'est possible, oui, on peut s'y aventurer, mais au bout de cinq minutes nous transporterons un cadavre. Il faut intervenir tout de suite si on veut sauver la pauvre bête. J'y arrive pas, ça fait trop mal, ça glisse pas.

Solitude. Grand moment de solitude. Je me retrouve face à un gros problème, épaulé par une jeune qui ne demande qu'à apprendre. Alors, je me souviens de la ferme de madame Frélequin, de ces Texel difficiles à agneler. Même si j'avais détesté ses gratins de choux verts, j'avais quand même appris deux trois choses avec Franz, l'Allemand, l'éternel prisonnier de guerre.

Vois-tu ma grande, lorsque les deux solutions proposées ne sont plus envisageables, il te faut en créer une troisième. La troisième est barbare, mais tant pis. Je vais affûter mon couteau. Tu ne vas pas tuer la brebis ? Non. Je vais me transformer en boucher.

Mon beau-frère, ancien tueur à la Halle Tony Garnier, aux abattoirs de Lyon, m'avait enseigné les techniques de découpe des carcasses.

Et me voilà à quatre heures du matin en train de dépecer la tête d'un animal mort encore coincé dans le ventre de sa mère. La découpe fut nette, franche. Peu de sang avait coulé. Et maintenant ? Je vais saisir les deux pattes de la brebis, les soulever le plus haut possible. Toi, ma fille, pendant ce temps, tu vas rentrer le moignon que j'ai ligoté avec de la ficelle. Dans la brebis ? Oui, il faut se dépêcher, elle risque de faire une hémorragie. Rentrer ça... là... dans la brebis... dedans son ventre... sans gants ? Beurk ! Garde tes haut-le-cœur et vas-y à la besogne. Mets de l'huile. Encore. Tandis que je porte haut le cul de la brebis à la verticale, la petite bergère rentre le moignon à l'intérieur de la matrice. Voilà. Garde ta main à l'intérieur. Je peux pas. Pourquoi ? Ça pue trop. Je vais vomir. Fais chier. Putain de connards de chiens de malheur. Ah ! C'est dégueulasse ! Y a plein de sang. Bloups !

En principe, si personne ne la souille, la neige est blanche, immaculée.

Je dépose l'arrière-train de l'animal au sol. La petite se libère de son souper de la veille... Alors ça y est ? Rebloups ! ... et peut-être même de son repas du midi. Je ne peux pas continuer. Quelle chiotte de cochonnerie. Je comprends, c'est ta première fois ? Oui. Allez hop, je prends la suite. Je t'explique. À présent, il faut attraper au moins une patte de l'agneau, tu passes la ficelle à la base du sabot. Il faut attraper la seconde patte... mince, elle est repliée. Aïe ! J'ai le poignet prisonnier entre les os du bassin. Ça fait un mal de chien. Passe-moi le crochet.

Chez les Frélequin, la vétérinaire m'avait montré comment attraper une tête d'agneau mal engagé avec ce genre de crochet. Ici, je vais percer la peau du cou juste derrière la ligature et m'en servir d'hameçon pour saisir le moignon. Tout doucement, je guide le harnachement dans le passage de plus en plus sec. La brebis respire. Du bout des doigts, je garde la prise sur le sabot et le cou ligaturé. Avec l'aide du crochet, je tire lentement jusqu'à l'air libre. Comme tout est bien engagé et que je peux enfin saisir la patte avant de l'agneau et son cou, je n'hésite pas une seule seconde à forcer le reste du corps. En général, lorsque la tête sort en premier, l'agneau se réveille et respire de l'air. Du coup, les poumons prennent du volume et bloquent la sortie. La bergère devenue pâle reste aux abonnées absentes. Je ne lui demande plus rien d'autre que de caresser la brebis amorphe et de lui parler à l'oreille, sans arrêt. Lorsque je parviens à extraire à la fois l'agneau, le reste du placenta, quelques cotylédons très vilains et tout ça dans le même élan, je suis exténué. Quelle putain de saleté de cochonnerie. Ce n'est pas du boulot ça ! Le petit était mort à l'intérieur. Ça sent. Ça pue. Ce n'est pas normal. À cause de l'attaque des chiens, c'est sûr ! Saloperie de chiens de chasseurs, me crie-t-elle. Pas forcement les chasseurs, tu sais, les promeneurs égarent aussi leur chien.

Par acquit de conscience, je replonge ma main et l'avant-bras bien huilés à l'intérieur de la brebis. Eh oui ! Je le savais ! Il était trop petit pour être seul ! Il y en a un autre ! Merde ! C'est pas vrai. Il est vivant ? Pour l'instant, il bouge ! Super ! Enfin, il est pas encore sorti celui-là. J'explique. Il a l'air d'être encore dans sa poche, on a des chances. Comment c'est possible ça, les jumeaux ne sont pas ensemble ? Une fois oui, une fois non, ils n'ont pas forcément le même père. Ah bon ? Mince il se présente mal. Par le cul. Impossible de le tourner dans le bon sens. Tant pis j'y vais. Qu'est-ce que tu fais ? Elle bouge pas. Continue à la caresser, ouvre lui la bouche, coince-lui un bout de bois en travers de la mâchoire, faut qu'elle salive. Elle a pas mal, la brebis ? J'explique ou tu le fais ? Tu déplies les deux pattes arrière à fond. Tu les saisis entre tes doigts et les engages dans le passage, surtout, faut pas les lâcher, sinon il les replie sous lui et là on est foutu. J'ai mal au bras. Ça glisse passe-moi une ficelle. Fais un nœud coulant. Faut se dépêcher, parce que dès que la poche est rompue, il risque de se noyer. Tu passes le nœud coulant pour attraper les deux pattes à la fois. Il gigote le coquin ! Et quand tu es sûre d'avoir bien serré, tu tires doucement. Tu gardes les sabots au creux de la main pour ne pas qu'ils percent la matrice. Aide-moi, tire la ficelle doucement... Voilà, il est engagé. Allez hop , faut y aller ! Tire, tire, faut pas qui respire le con ! Et le petit est sorti sans problème, la tête dans le mucus. Aussitôt je lui saisis le museau, le débarrasse de ses glaires et souffle dans les narines. Je lui ouvre la bouche, le suspends par les pattes arrière, lui verse un peu de neige dans l'oreille et voilàti pas que le petit couillon secoue la tête, et respire pour la première fois de sa vie le bon air de notre campagne. Et c'est là que tu souris, que tu rigoles et que tu cries fort, très fort, très très fort ! La bergère rigole aussi. Elle porte l'agneau directement sur la tête de sa mère.
Si la brebis survit elle reviendra de loin. Je lui insère un oblet dans le vagin, pose un porte-manteau* en plastique, attaché dans la laine, pour éviter qu'elle ne rende le ventre. Il ne faut surtout pas la laisser couchée. Nous devons la mettre sur ses pattes. Aide-moi. La brebis tremble. Elle reste complètement indifférente à l'agneau. Elle baisse le derrière et pousse pour expulser la délivrance. J'attends qu'elle nous offre la masse visqueuse et lui repositionne le porte-manteau. Par sécurité, je lui agrafe deux épingles destinées à rapprocher les lèvres distendues de sa nature. Et ça c'est pas douloureux ? Ce qui aurait été douloureux, ma fille, c'est de lui laisser l'agneau mort en elle, bloquer le passage du petit et que lui, à son tour meurt dans le ventre de sa mère. Il doit boire tout de suite le colostrum. La bergère présente l'agneau devant la tétine. Il tétouille. C'est un grand soulagement. La mère amorphe ne réagit pas. Gratte-lui le derrière, juste sous la queue et fais-lui sentir ton doigt. Frotte ton doigt. Oui, n'hésite pas. Ensuite, tu griffes gentiment le dos avec tes ongles récoltes-y le maximum de la poche encore humide. Maintenant, tu mets ta récolte directement dans la bouche de la brebis. Regarde, elle sort sa langue, ça l'oblige à la tirer. L'odeur déclenche en même temps son besoin de lécher son petit, ce qui active la descente de lait.

La brebis sent le derrière de son rejeton, reconnait les effluves rassurantes. Le museau humide sur l'anus du petit provoque un réflexe de bien-être. Il tète, il donne des coups de tête dans la mamelle pour que le lait vienne. De ce côté-là, elle a l'air d'être une bonne mère. Côté infection, ça a l'air d'être une bonne merde.

Nous sommes assis dans la neige. Nous avons la lune de face. Les étoiles remplissent leur rôle à la perfection, elles brillent. La bergère, avec son bleu de travail, apporte une touche colorée sur fond de grotte. En contrebas la rivière véhicule la vivante régularité de son flux. La tranquilité du lieu nous permet d'apprécier la beauté de la vie. Une image fulgurante me traverse l'esprit : et si, pour rigoler, je me construisais un traîneau volant ?

*porte-manteau : c'est un pessaire bien évidement traduit en langue bergère ! Le pessaire est un dispositif en plastique introduit dans le vagin de la brebis qui permet de maintenir l'utérus dans sa position normale évitant ainsi le prolapsus fréquent après une mise-bas difficile.

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