3 : Innocent les mains pleines

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— Un conte !

— On t'écoute ! On t'écoute ! scande la foule impatiente.

— Il était une fois...

— Comme d'habitude...

— Il était une fois, dans un village aujourd'hui disparu...
… Le soleil réveilla le coq qui réveilla le chef Bolongo. Bougon, il se gratta le bas-ventre avant de se curer le nez, promettant à l'oiseau un avenir étriqué au fond d'une petite marmite en compagnie de petites ignames, de petits pois sauteurs et d'un petit bouquet garni aux petits oignons.

« Minus petit coquelet ! »

Il se racla la gorge un long moment et cracha au loin. Par un étrange phénomène de courant d'air, son mollard lui revint en pleine face suivi de cette sentence :

« Sache, mauvais homme, que les paroles en l'air peuvent se retourner contre toi ».

Dépité, autant qu'humilié, le chef Bolongo convoqua ses administrés illico. Il leur dit ce qu'il avait à leur dire :

« Si l'un d'entre vous a vu celui qui a souillé le visage de votre chef, qu'il le dénonce. »

L'étonnement céda la place à la gêne occasionnée par cet affront. Ils entendirent ce qu'ils avaient à entendre :

« Si l'un d'entre vous dissimule une information, il sera fouetté, lui, sa famille et ses descendants pendant huit générations ! »

Circonspecte, l'assemblée à voix basse communiqua les noms d'éventuels suspects ou pas, ne sachant de quelle autre manière apaiser le courroux du chef.

« Si l'un d'entre vous fomente une rébellion, il connaîtra la morsure des coups de machette que les autres lui prodigueront. Il ne vous reste que peu de temps avant que je n'applique cette sentence à l'un d'entre vous tiré au hasard. »

D'un commun accord, le nom de l'idiot du village fut chuchoté. Puis, encouragé par la majorité silencieuse, on accusa Innocent devant le chef Bolongo.

« Allez me le chercher ! »

***

Ils le trouvèrent occupé à cueillir des graines de néré. Pour cela, il lançait son bâton contre les branches hautes. Cette activité lui demandait beaucoup d'énergie qu'il aurait pu s'éviter en se hissant dans l'arbre et décrocher plus facilement les gousses récalcitrantes. À un moment donné, son gourdin resta coincé. Innocent grimpa dans l'arbre avec l'échelle du voisin. Il récupéra son bâton puis, revenu sur le sol, il reprit sa pénible cueillette en jetant le projectile sans plus de succès. Les administrés, dépités face à telle absurdité, lui demandèrent de le suivre pour une palabre.

« Mama Fatou ne va pas être contente. Je dois l'aider à préparer le soumbara pour la fête du mouton.

— Tu aurais terminé ta récolte depuis longtemps si tu avais utilisé l'échelle.

— Je ne suis pas bête, j'ai essayé, mais comme tu me vois là, je ne suis pas fou, l'échelle était bien trop lourde à lancer...

— Pfff ! Suis-nous, le chef Bolongo te demande d'urgence. »

***

Les administrés présentèrent au chef Bolongo le soi-disant responsable de l'offense causée quelques heures auparavant.

« Alors c'est donc toi le coupable ?

— Je suis Innocent.

— Je sais comment tu te nommes, puisque j'ai assisté moi-même à ta naissance. Te rends-tu bien compte de ce qui vient de se passer ? Les douze hommes ici présents devant toi t’ont désigné coupable de m'avoir souillé le visage par mon propre crachat.

— C'est vrai ? Je suis coupable ?

— C'est à toi de me dire si oui ou non tu es responsable de cela.

— De leur décision ? Non je ne suis pas responsable.

— Dis-moi si c'est toi qui a craché !

— Oui, ce matin j'ai bien craché... »

De l'assemblée s'échappa un soupir de soulagement qui interrompit un instant l'aveu d'Innocent,

« … ce matin, comme je le fais tous les matins, j'ai craché dans le marigot. C'est mal, chef Bolongo ?

— Oui, c'est mal, car l'eau doit rester propre. Tu ne dois plus jamais cracher dans le marigot. Promets-le !

— Je le promets, chef Bolongo. Oui, mais où je crache demain matin au réveil ?

— Sur le sol comme tout le monde, Innocent. Présentement, là n'est pas la question. Ton chef Bolongo se trouve face à un dilemme : soit tu es coupable et je te condamne à recevoir la punition applicable demain matin ; soit tu es innocent et mon jugement sera corrompu, ce qui risque d'attiser le courroux de Kouyié*.

— Je suis Coupable et je suis Innocent, donne-moi la punition, chef Bolongo.

— Qu'il en soit ainsi. Achève ta journée comme tu l'as commencée. Prépare la sauce de Mama Fatou pour la fête du mouton et demain sera un autre jour. »

***

Innocent donna sa maigre récolte à Mama Fatou. Comme il n'aimait pas participer au sacrifice, il se contenta de regarder s'activer les habitants du lieu. Dans la cour, son oncle Ditcha préparait le mouton avec ses deux jeunes fils. La prière fut récitée en compagnie de Fatou sa première femme, de Mbéta sa seconde, d'Idriss et de Mpo leurs enfants. Puis Ditcha égorgea le mouton selon le rituel. Lorsque le sang remplit la calebasse, il se souvint d'avoir prêté ses outils de boucherie à Ntcha son cousin. Il se précipita chez lui.

Pendant ce temps-là, Idriss, fils de Fatou demanda à Mpo, son demi-frère, de jouer au sacrifice en imitant la cérémonie du père. Le couteau trancha la gorge du cadet sans que l'aîné ne s'en rendit compte. Innocent cria au secours.

Mbéta la seconde épouse accourut et vit le garçon penché au-dessus de sa progéniture inanimée. Elle s'empara du couteau et l'égorgea de même. À ce moment précis mama Fatou sortit de chez elle et se rua sur la seconde femme. Elles se battirent et s’entre-tuèrent.

Les voisins, intrigués par ce remue-ménage et les cris d'Innocent, se présentèrent dans la cour à la suite de Ditcha pour y découvrir le spectacle morbide. Le chef Bolongo, prévenu lui aussi, arriva avec le reste du village. Il tenta d’apaiser la foule et dit ceci :

« Le mouton doit disparaître avant qu'il ne nous fasse tous disparaître. Toi Ditcha qui a provoqué cela, tu dois jeter le mouton dans le puits tari. Nous nous occuperons de nos morts aussitôt après. » Innocent choqué par cette vision d'horreur se réfugia dans l'arbre.

Arrivé au bord du puits tari, Ditcha jeta le mouton inanimé. Une patte de derrière resta accrochée à la sandale de Ditcha. Déséquilibré, il fut entraîné au fond du puits. Tout le village était présent pour porter secours au malheureux. Le terrain s'affaissa et l'ensemble des habitants fut enseveli.

C'est ainsi que le pauvre Innocent put raconter le drame lorsqu'un berger l'aida à descendre de son arbre les mains emplies de gousses de néré. Ce berger était mon aïeul et je tiens de lui les paroles que je vous livre aujourd'hui.

Mon histoire est terminée.

*Kouyié : Dieu tout puissant et père des hommes.

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