Chapitre 1 : Les Jumeaux

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1985.

Pascal et Dominique Franklin n’avaient pas été de mauvais élèves, mais ils avaient fait les quatre-cents coups, pendant toute leur scolarité, qui n’avait, certes, pas duré de nombreuses années. Seule la loi les avait tenus sous la surveillance de l’Éducation Nationale jusqu’au jour de leur seizième anniversaire, quand ils décidèrent, à 14h35 précises, de prendre la poudre d’escampette.

Les jumeaux avaient appris à se souvenir de cet horaire très précisément, l’heure qu’indiquait l’acte de naissance de Pascal. Dominique avait vu le jour quarante-cinq minutes plus tôt que son frère, c’était donc à cet instant que, symboliquement, tous les deux voyaient tomber le carcan de l’éducation obligatoire.

Devant les yeux médusés de leurs camarades de classe, au beau milieu d’une interrogation écrite d’histoire, alors que la montre à quartz de Pascal venait de sonner le signal de leur libération, les jumeaux s’étaient levés simultanément et avaient quitté la salle de classe, les mains dans les poches. Ils avaient, au passage, d’un regard sombre, défié l’enseignant, impuissant face à leur arrogance. Une victoire de plus. Ceux qui avaient, dix années durant, fait régner l’ordre dans toutes les cours de récréation, qui s’étaient octroyé le droit de châtier quiconque les aurait regardés de travers, et avaient fait payer leur protection aux nouveaux, sous la forme de rackets divers, d’un goûter ou d’un paquet de bonbons, partaient en pleine gloire.

La seule ombre au tableau, dans leur brillant parcours de caïds de l’école, allait bientôt être oubliée. L’incident remontait à cinq ans, lors de leur dernière année de primaire, quand, à la mi-septembre, ils avaient repéré un nouveau visage.

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Cette ancienne ville ouvrière, bâtie entre l’Oise et les plateaux betteraviers, avait vu son principal centre industriel fermer ses portes en 1975. La production de cette sucrerie avait culminé à six-cent-cinquante tonnes de betteraves par jour et quarante-mille quintaux de sucre ensaché en 1939, mais en 1980, le bâtiment abandonné n’était plus que l’ombre de son propre passé. Depuis cinq ans, les ouvriers prenaient chaque jour le train, dont la voie longeait la rivière, pour rejoindre les usines métallurgistes des cités voisines. Les automobilistes, eux, empruntaient la route départementale parallèle, qui séparait, à la sortie de l’agglomération, deux écoles primaires encore fréquentées par de nombreux élèves.

Du lundi au vendredi, à midi, les demi-pensionnaires des deux établissements se retrouvaient au réfectoire du fond de la cour du bas, dans l’enceinte de l’école Jean Macé. Ainsi, un brassage d’une heure et demie avait lieu chaque jour, dans une joyeuse cohue. Venus de l’école du haut, l’école Jules Ferry, Pascal et Dominique avaient passé la première semaine suivant la rentrée à repérer les nouveaux élèves. S’ils avaient un accord tacite, selon lequel ils ne s’attaqueraient jamais aux enfants du cours préparatoire, ils prenaient un malin plaisir à humilier, effrayer, dominer les élèves des classes intermédiaires arrivés sur leur territoire à la faveur d’un déménagement, d’un changement d’établissement. Un regroupement d’admirateurs s’organisait alors systématiquement autour de ces scènes cruelles, alors que les larmes de la malheureuse victime attisaient les rires et les moqueries.

Le petit brun semblait perdu au milieu de la foule. Il représentait, pour les jumeaux, la cible idéale pour bien démarrer l’année et se mettre en valeur auprès de leurs courtisans en culotte courte. La semaine de repérage se terminait, on ferait un sort au malheureux dès le lundi suivant.

La scène commença dès la file d’attente, à l’entrée de la salle de réfectoire. Alors que le vacarme du train, passant sur la ligne de chemin de fer, de l’autre côté du grillage de clôture d’enceinte, distrayait la plupart des élèves attendant leur tour, des doigts experts arrachèrent des mains du petit nouveau un ticket de cantine imprudemment sorti à l’avance. Sous les rires moqueurs de l’assemblée, l’enfant tenta vainement d’identifier son agresseur, puis renonça, et cacha ses mains dans le fond de ses poches, en silence, protégeant un ticket supplémentaire qui servirait donc de laissez-passer de secours pour cette fois.

Au cours du repas, le nouveau souffre-douleur des jumeaux fut la cible d’un déluge de boulettes de mie de pain qui ne cessait que très provisoirement, à chaque remontrance des surveillants. Le bombardement s’était intensifié au cours de la demi-heure dévolue au déjeuner de tous les élèves, qui se retrouvèrent ensuite dans la cour de récréation.

Alors que certains se livraient dans un match de football acharné, que d’autres, par petits groupes, jouaient aux billes ou discutaient chiffons, un rassemblement s’était organisé autour des jumeaux qui s’étaient enfin fait connaître de leur victime désignée. Durant la dernière demi-heure qu’ils avaient à passer dans la cour du bas, ils s’employèrent à intimider le morveux, le menaçant de tous les maux s’il ne pliait pas le genou, s’il soutenait leur regard, s’il ne versait pas la moindre larme. Un autre « grand » avait tenté de s’interposer et de venir en aide au malheureux « petit », mais avait cédé face à la démonstration de force de la sinistre fratrie qui l’avait fait évacuer manu militari par de fidèles lieutenants. Pendant ce temps, le morveux résistait, faute de pouvoir s’enfuir, encerclé par cette meute vicieuse.

À l’approche de l’heure de la sonnerie, cependant, la petite foule avait commencé à se disperser, ne laissant finalement que les deux blondinets face à leur proie, acculée dans le coin que formaient deux murs, à l’abri des regards indiscrets. Le plus jeune allait maintenant payer son affront, et regretter d’avoir résisté si longtemps, devant témoins, à leur jeu cruel. Mais le cri strident de la cloche électrique, rappelant les élèves de Jules Ferry à rejoindre leur établissement, fut une délivrance pour l’enfant. Dans un accès de rage, et sans plus retenir ses larmes, il attrapa le jumeau à sa portée et fit s’abattre sur lui une pluie de coups, de poings, de pieds, désordonnés, pendant ce qui furent pour Pascal les trente secondes les plus longues de sa jeune vie. À la fin du déluge, le petit fouilla dans les poches de son bourreau devenu victime et en tira un ticket de cantine pour remplacer celui par lequel tout avait commencé. Cet épisode malheureux se conclut, pour lui, sans plus de dommage.

Dominique, resté impuissant devant ce spectacle ahurissant de violence, emmena son frère au visage tuméfié rejoindre les autres, évoquant une chute malencontreuse pour justifier auprès de tous les blessures de Pascal. L’image était sauve, mais les jumeaux s’étaient alors juré de ne plus jamais approcher ce fou furieux qui venait de les corriger.

L’enfant en larmes commençait à recouvrer son calme quand sa sœur s’approcha de lui.

— Frérot ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu pleures ?

— C’est pas grave, je suis tombé, mentit le garçonnet, je me suis fait un peu mal, mais ça va aller…

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Vingt-et-un ans s’étaient écoulés depuis l’incident de la cour de récréation. Les jumeaux Franklin n’avaient jamais cessé de faire régner la terreur autour d’eux, à une échelle bien différente, toutefois, de ce qu’ils avaient eu l’habitude de pratiquer pendant leur enfance et leur adolescence. De petits larcins et divers rackets dans leur quartier, ils avaient évolué vers des opérations plus spectaculaires, entre opérations boursières agressives, détournements de fonds, trafics en tous genres et élimination brutale de la concurrence. Les petits voyous étaient devenus de véritables gangsters qui parvenaient chaque fois à se dissimuler de façon à ne jamais attirer sur eux les soupçons des autorités.

Une légende urbaine, largement répandue dans le milieu des escrocs, des arnaqueurs, ou des cambrioleurs, racontait que leur stratégie de cambriolage consistait à détecter une occasion, faire passer discrètement l’information à un panel de voyous identifiés comme capables de commettre le méfait sans coup férir, et, enfin, de voler le voleur lui-même, qui s’abstiendrait, bien entendu, d’aller trouver les autorités pour porter plainte. Si, pour son malheur, le dindon de la farce parvenait à identifier et à retrouver les jumeaux, un accident de la route très opportun, une chute en montagne savamment calculée, ou encore une disparition en pleine mer particulièrement bienvenue réglait définitivement et radicalement le différent.

Les autorités officielles n’établissaient ainsi jamais le lien entre les diverses affaires, d’autant que les cambriolages avaient lieu sur tout territoire, sans distinction géographique, à l’échelle planétaire. Ce fut la vigilance d’une société d’enquêteurs privés, mandatée par l’une des nombreuses victimes, qui permit de découvrir le pot aux roses, après plusieurs mois d’investigations. Des rapprochements furent faits, entre auteurs de casses de haute volée et aussitôt ruinés, des recoupements furent osés entre affaires similaires d’un côté à l’autre de chaque frontière, si bien qu’un dossier complet fut préparé et livré à la police avec les jumeaux, tombés à leur insu dans le piège qui leur avait été tendu.

Deux ans après leur arrestation, les frères Franklin avaient vu la conclusion de leur procès les condamner à vingt années d’emprisonnement. Afin d’éviter toute manigance, la justice avait décidé de séparer les deux frères et de les envoyer dans deux maisons centrales aussi éloignées que possible l’une de l’autre. Ainsi Pascal avait-il trouvé place dans un établissement du Nord, quand son frère Dominique fut conduit en Provence.

Un mois avait suffi à Pascal pour prendre le contrôle de la cour quand un détenu nouvellement arrivé vint contester son autorité. La punition que Franklin lui infligea lui valut une prolongation de peine de dix ans. Son avocat était venu la lui confirmer personnellement et en profita pour lui annoncer une terrible nouvelle. Des représailles avaient été fatales à Dominique, mille kilomètres plus au sud, alors qu’une rumeur avait encouragé des assaillants à tenter de l’éliminer. Selon ce bruit de couloir, ce Franklin était le faible des jumeaux, celui qui, petit, avait regardé, impuissant et paralysé par la peur, un enfant, pourtant plus jeune et, a priori, plus faible, frapper son frère comme un punching-ball.

La douleur fit bientôt place à la colère. Pascal se le jura, la mort de Dominique ne resterait pas impunie. Le meurtrier serait retrouvé et châtié, le même sort serait réservé à « la balance », quant au morveux, eh bien… Mais d’ici là, il lui fallait trouver le moyen de sortir de cette enceinte.

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