Chapitre 4 : Chute libre

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Un mois.C’était le temps qu’Hector s’était donné avant de revenir chez lui, après le drame. Les traces de sang avaient été nettoyées, les bris de vaisselle, tombés en éclat au beau milieu de la bagarre avec le ninja malheureux avaient été ramassés. Malgré tout, le souvenir douloureux de cette épouvantable soirée demeurait.

Le téléphone sonna, ce soir-là, alors qu’Hector tâchait de remettre de l’ordre dans ses idées autant que dans la maison. Comme à l’hôpital, la voix familière de Marie adoucit le cœur d’Hector.

— Salut Marie. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Arrête. Tu n’as pas donné de nouvelles depuis l’enterrement, alors je viens en chercher.

— Je suis revenu chez moi, depuis deux jours.

— Si tu as besoin d’aide, pour nettoyer, tu sais…

— Non, ça va, j’ai fait venir quelqu’un quand j’étais encore chez mon collègue.

— Ça va aller ? Tu veux qu’on vienne ?

— J’ai besoin d’être un peu seul. J’ai eu du monde, les amis, la presse, tu te souviens à quel point je les aime, ceux-là…

— T’as pas besoin d’être seul, t’as besoin d’être fort, mon grand ! Cette voix rauque tira un sourire à Hector.

— Salut Roger. Je vais tâcher… je vais… tâcher…

— On va explorer les pistes, de nouveau ; on va bien finir par trouver quelque chose. On ne te lâche pas mon pote.

— Je sais, vous ne m’avez jamais lâché. Mais là, pour moi, c’est différent, tellement…

— C’est bien pour ça que tu peux d’autant plus compter sur nous, reprit Marie. On te rappelle demain soir, pour te faire part de l’avancement de nos recherches. Prends soin de toi.

— Je vais tâcher…

-

La soirée du lendemain, puis plusieurs soirées de suite, Hector les passa au pub du village d’à côté, discrètement, dans un petit coin, ruminant tranquillement son amertume, sa tristesse, sa douleur, noyant le tout dans d’innombrables verres de bière blonde, par portions de cinquante centilitres. Ces soirées se terminaient invariablement lorsque, après quelques verres, il ne pouvait plus réprimer le besoin d’honorer les urinoirs de l’établissement. Ce soir-là, alors qu’il était sur le chemin du retour vers ses pénates, Lamontagne l’attendait.

— Monsieur Fischer ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Venez, je vous raccompagne chez vous.

— Non, ça ira, je connais le chemin.

— Je vous crois, mais dans votre état, permettez-moi d’insister.

Chez Hector, le lieutenant entreprit de l’installer confortablement avec l’intention de le remettre sur pieds.

— Monsieur Fischer, il ne faut pas vous mettre dans cet état…

— Quoi, ne me dites pas que je suis un mauvais exemple pour mes enfants, ça serait de mauvais goût.

— Je ne vous ferais pas cette injure, voyons ! Mais vous avez, semble-t-il, des amis bien placés qui cherchent à vous aider ; j’ai été contacté par une Mme Fontaine à propos d’analyses de sang, et surtout un certain M. Briggs, qui, manifestement, essaie de démêler l’intrigue de cette histoire. Lui, vous le connaissez ? Un flic, on dirait, c’est un ami ?

— Un ex…

— Comment ça, votre ex ? Vous êtes… ?

— Mais non !!! Roger, c’est un ex-flic. Et Marie, sa femme, elle est médecin. Pas vampire, pas loup-garou, juste médecin.

— D’accord, bon, vous, on dirait que vous commencez à fatiguer, vous devriez aller dormir. Demain, je me charge de vous empêcher de continuer vos bêtises. Apparemment, je ne suis pas le seul à vouloir mettre les assassins de votre famille devant un juge, mais il va falloir m’aider un peu.

-

Lamontagne repartit après s’être assuré qu’Hector dormait. Le lendemain, il le récupéra à 17 heures, à la sortie de l’usine, et l’emmena en voiture dans la campagne environnante.

— Qu’est-ce qu’on fait ici ? demanda Hector lorsque la Ford bleu marine s’arrêta.

Le lieutenant Lamontagne se voulut à la fois rassurant et déterminé.

— On fait que je vous empêche d’aller vous saouler une fois de plus. Il faut vous reprendre. Vous avez besoin de moi pour résoudre l’enquête, ou bien de vos amis, mais nous, pour arriver à nos fins, on a aussi besoin de vous en retour. Donc on a besoin que vous gardiez les idées claires. Donc, on est ici, j’ai les brochettes, les andouillettes, on va se faire un petit barbecue et vous allez me raconter votre vie, on y trouvera peut-être des indices, auxquels vous n’auriez pas pensé.

— N’en soyez pas si sûr…

— Qu’est-ce qu’on risque à essayer ?

-

Lamontagne avait allumé un feu de camp, entouré de pierres, afin d’éviter les risques de débordement. Au-dessus des braises, une grille supportait les spécialités charcutières qui crépitaient et transpiraient leur graisses sur les branches rougies. Deux gobelets en plastique avaient été remplis d’eau minérale, et les deux hommes dégustaient une salade composée que Madame Lamontagne avait spécialement confectionnée pour l’occasion.

— Vous savez, dit le lieutenant, comme pour se justifier de cette soirée incongrue, j’ai été animateur chez les scouts, dans ma jeunesse. L’un des trucs sympas, pour moi, c’était les soirées au coin du feu, il y en avait toujours un qui avait une guitare, ou un harmonica. En fin de journée, quand les petits étaient couchés, sous la tente, qu’on avait fini de peaufiner les détails des activités du lendemain, on se détendait, en chantant, en se racontant, nos loisirs, en dehors du scoutisme. Certes, ce n’était pas ce genre de gueuleton, on avait déjà mangé, et on ne passait pas une grosse part du budget nourriture dans le cinquième…

— Vous pourrez féliciter votre dame pour la salade. Mais vous ne m’avez pas amené ici pour parler de votre jeunesse et de la gastronomie du trappeur…

— Vous avez raison, j’aurais aimé en savoir un peu plus sur vous. J’ai appris que Madame Fischer n’était plus de ce monde, paix à son âme. Vous pouvez m’en dire plus ?

— Je ne vois pas ce que ça peut vous apporter, mais soit… J’étais marié, en effet, mais elle est décédée dans un accident, en mer, il y a quelques années. Un truc qui chauffait dans la kitchenette, ç’a pris feu, il y avait une bouteille de gaz, boum… elle a été éjectée du bateau, sa sœur l’a repêchée trop tard, elle s’était noyée.

— J’ai lu le rapport d’enquête. Vous n’étiez pas sur le bateau avec elle ?

— Non, j’étais en déplacement professionnel, à Moscou. Elle voulait profiter de ce moment pour préparer en secret une petite fête pour mon anniversaire.

— Et vos enfants ? continua le lieutenant.

— Elle les avait confiés à ses parents le temps du week-end.

— L’enquête a conclu à un accident, je me demandais si un détail aurait pu vous revenir, biaiser cette conclusion.

— Malheureusement, je suis navré de vous décevoir…

— Et, donc, cette femme, cette Hélène…

— Pierrard, Hélène Pierrard. Une jeune fille que j’ai connue il y a longtemps, pendant un séjour de vacances. On s’entendait plutôt bien. Puis le séjour s’est terminé, nous sommes repartis, chacun de son côté, nous sommes restés un peu en contact, et puis, finalement, le temps a fait son œuvre, nous nous sommes oubliés…

— Et elle a refait surface…

— Vous avez lu sa lettre comme moi, quelle conclusion pouvez-vous en tirer ?

— Vous avez raison. Mais elle est venue à l’enterrement des enfants. Pour quelqu’un qui s’était fait oublier…

— Nous étions vraiment devenus de bons amis, autrefois.

— Nous suivrons ça de près, renchérit Lamontagne. Vous savez, continua-t-il, j’ai vu votre vitrine aux trophées, chez vous. Ça m’a rappelé des souvenirs, alors j’ai fait quelques recherches. Votre titre de champion d’Europe, en full contact, c’était quand vous étiez licencié en Allemagne, n’est-ce pas ?

— Vous vous intéressez aux sports de combats ?

— Vous avez combattu un jeune français, ce soir-là. Vous vous souvenez ? Un sacré KO !

— Je me souviens très bien. Où voulez-vous en venir ?

— J’y étais. Votre adversaire, c’était mon demi-frère.

— Un vaillant combattant, dans mes souvenirs…

— En effet, mais vous étiez plus vif, et un poil plus précis que ses autres opposants. Du coup, sa vaillance n’a pas suffi.

— Et donc ?

— Donc, je me suis demandé pourquoi vous n’aviez pas continué dans cette voie. Vous auriez pu faire une belle carrière dans cette discipline.

— J’avais déjà un job. Plus que convenable, d’ailleurs.

— J’ai vu, vous êtes à l’origine d’un certain nombre de brevets…

— Disons que j’ai eu la chance d’être souvent bien entouré…

— Vous n’avez pas dû connaître souvent la défaite, je me trompe ? Que ce soit en sport ou dans les affaires…

— Mais les défaites sont d’autant plus amères…

— Justement, je me demandais, parmi vos malheureux adversaires, n’y aurait-il pas quelqu’un que vous pourriez m’indiquer ?

— Vous savez, lieutenant, les boxeurs, ce sont des sportifs, pas des tueurs organisés. Et dans l’Industrie, ce ne sont pas les gens, qui gagnent ou qui perdent, ce sont les entreprises. Et les entrepreneurs perdants, la fois suivante, ils essaient d’engager l’individu miracle plutôt que de l’intimider. De la même façon que les clubs perdant essaient de faire venir les champions qui les ont battus l’année précédente.

— D’accord, vous marquez un point, encore… Alors parlez-moi d’un autre événement de votre vie. Parlez-moi d’Alban Moulins.

— Vous avez l’air de faire votre boulot plutôt correctement. Vous devez savoir qu’il est mort depuis tellement d’années qu’il ne peut pas avoir tué ma famille.

— Et l’incident de la cabine téléphonique ?

— C’est bien ce que je disais, vous bossez plutôt bien. Mais cette histoire a été définitivement enterrée avec la mort d’Alban.

-

Le lendemain de la soirée au coin du feu, Hector, chez lui, serviette mouillée enroulée sur elle-même et posée sur son front, décrocha le téléphone qui sonnait. La voix rauque de Roger trahissait une dose de soulagement, légèrement teintée d’agacement.

— Enfin tu es chez toi… Oh ! Qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait pas loin de deux semaines qu’on essaie de te joindre…

— Hier soir, j’étais sobre, putain je me suis senti mal… Pire que jamais… il m’a fallu six burgers, du scotch toute la nuit, de la nicotine au petit déj, juste pour me remettre d’aplomb.

— Tu te fous de moi ? Depuis quand tu fumes ?

— Justement, je fume pas… c’était dégueulasse…

Marie prit le relais.

— Hector, il faut arrêter tes conneries. On t’a dit qu’on n’allait pas te lâcher, alors, ne nous lâche pas non plus. Reprends-toi, mets-toi au vert quelque temps, bouge-toi et reviens en forme.

— J’y arrive plus, Marie… Je suis perdu, ici, dans cette baraque… J’ai tout raté, ils ne sont plus là…

— Tu dois revenir ! Pour eux… pour nous, pour toi. On a tous besoin de ta présence.

— Comment ? Je ne sais pas…

Ce fut Roger qui prit les devants pour le conseiller.

— Reprends tout depuis le début, avant tout ça, avant nous, retrouve ce qui t’a fait comme tu es, avant la cabine téléphonique.

— Comment veux-tu que je fasse ça ? La cabine téléphonique, elle a…

Roger le coupa sèchement.

— Stop ! Tais-toi avant de recommencer à dire des conneries. J’ai dit « avant la cabine téléphonique ». T’es dur de la feuille ou tu veux mon pied au cul ? Je peux arranger ça en pas longtemps.

— Ça va, je crois que j’ai compris. Et de toutes façons, tu ne lèverais pas le pied aussi haut.

Marie sentit un soupçon de légèreté dans sa voix. Elle acheva de détendre l’atmosphère.

— Méfie-toi, moi, j’en serais capable. Bonne soirée, tiens-nous au courant.

— On frappe à ma porte. Salut !

Hector ouvrit la nouvelle porte opaque. Une grande jeune fille brune, frisée, un sourire qui rayonnait, se tenait là, dans l’encadrement, le ramenant définitivement à la réalité.

— Monsieur Fischer ? Hector Fischer ?

— Laissez-moi deviner… Vous venez pour la petite annonce ?

— Non ! Moi c’est Alicia. Il faut que je vous parle, de ma mère, Hélène, ça vous dit quelque chose ? Vous ne l’avez pas contactée depuis l’enterrement. C’est pas bien ! Et ne me dites pas que c’est de faire le ménage qui vous a trop occupé ! Mais, au fait, de quelle petite annonce vous parlez ?

— Rien, c’est une question piège, si vous me répondez « oui », je vous vire à coup de pied au cul. Mais là, vous avez bien répondu.

-

Alicia était repartie depuis quelques minutes déjà quand, sur la table du salon, Hector remarqua une petite enveloppe, jaunie par le temps, que la jeune fille avait probablement déposée là à son insu. Au premier coup d’œil, il remarqua l’adresse d’Hélène, alors qu’elle était encore étudiante, qu’il avait lui-même écrite. Un sourire s’afficha sur son visage quand il tira la petite feuille de papier de son étui vieilli.

« Hélène,

Je viens de sortir de l’hôpital, où je suis resté deux mois. Merci pour ta petite carte, qui veillait à mon chevet. Merci aussi pour ta lettre, que je viens de trouver en rentrant. Ça donne du baume au cœur, c’est sympa.

Suite à notre conversation téléphonique, j’étais sorti en vitesse ; j’avais empêché un type d’étrangler une jeune femme, dans la rue ; tu vois, je suis un vrai héros… non je plaisante. Le vrai héros a pris une raclée de la part de l’étrangleur… bon, en fait, c’était celui qu’on a appelé « l’étrangleur de la nuit », si j’avais su, je ne m’en serais pas mêlé. Mais bon, je ne savais pas, du coup, je me suis retrouvé à l’hôpital, coma pendant deux mois… ça m’apprendra à vouloir faire le malin. Apparemment, toutes les télés de France et de Navarre en ont parlé, tu as l’air d’être au courant. Bref, je viens de sortir, les médecins ont dû estimer que je vais suffisamment bien. Je n’ai même pas besoin de séances d’ergothérapie, tant pis, tu ne pourras pas t’entraîner sur moi… OK, je plaisante ; OK c’est pas drôle, pardon.

Tu sais, si j’étais venu te voir à Paris, on aurait juste passé la journée ensemble, tu m’aurais fait visiter, m’aurais raconté ton quotidien, on aurait évoqué nos souvenirs… à la fin de la journée, je serais reparti, heureux d’avoir passé ces moments avec toi. Je ne t’aurais rien fait de mal, rien que tu n’aurais pas voulu, maintenant que je suis reconnu comme héros national, j’espère que tu n’en doutes plus.

Allez, ce n’est pas grave, tournons cette page.

Tu sais, il y a un policier, un des deux qui ont empêché l’étrangleur de me terminer, qui m’a conseillé, à demi mot, d’apprendre des trucs, comme le karaté, le judo, quelque chose comme ça. Il faudrait peut-être que j’y pense.

Si ça ne t’ennuie pas, je continuerai de te tenir au courant. Je me réjouirai toujours de recevoir de tes nouvelles, s’il te plaît, n’hésite pas.

Prends soin de toi, je t’embrasse.

Hector, ton coco qui ne t’oublie pas. »

Hector souriait à la lecture de cette prose maladroite qu’il avait rédigée, il y avait si longtemps.

— C’était pas d’ergothérapie, dont tu avais besoin, se dit-il, juste de la rééducation, gros malin.

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