Le trou des treize âmes

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Avec le soutien de  Mille Milles, Nex ㅤ, Oreleï, Nicolas Raviere 
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Image de couverture de Le trou des treize âmes

Lorsque je visite une région, j’aime sortir des sentiers battus. Les sites touristiques où les marchands du temple ont posé leurs valises pleines de colifichets ? Je les évite soigneusement. Les hordes de touristes qui piétinent tout sur leur passage et se photographient sans prendre le temps de regarder autour d’eux, tellement imbus d’eux mêmes qu’ils ne se rendent pas compte que leur simple présence gâche leur cliché ? Je les méprise. Et que dire de la population locale qui tire profit de l’industrie du tourisme de masse…ces gens-là ont jeté aux orties leur dignité en baisant les pieds des envahisseurs en tongs.

Moi, ce que je recherche, c’est l’authenticité, le vrai, le méconnu, le caché, l’oublié. J’aime me décrire comme un «chasseur de lieux insolites». Et lorsque je parviens à trouver un lieu singulier, ne comptez pas sur moi pour partager ce trésor.

C’est pour cette raison que la Bretagne est une de mes terres de prédilection. Elle regorge de lieux pleins de mystère, non répertoriés dans les livres. Pour les identifier, il faut le mériter, il faut les dénicher, il faut aller fouiller la mémoire des hommes. Ma méthode est simple, mais elle exige beaucoup de doigté, de psychologie, et surtout une bonne descente : je fréquente les petits bars paumés, les petits «Tavarnoù», comme on dit en pays bretonnant, et je discute avec les gens du cru. On apprend tellement de choses en parlant avec eux. Surtout lorsqu’ils ont un petit «friad» (un coup dans le nez).

Ce soir-là, nous n’étions que trois dans le bistrot : moi, un consommateur accoudé au bar, et le tenancier qui nettoyait ses verres machinalement, pour se donner une contenance.

J’invitai le seul client à me joindre à table, et nous fîmes connaissance. Paolig - c’était son prénom - me raconta être l’un des derniers goémoniers de la région car «Gast, du goémon, y en a plus bézef». L’homme, la cinquantaine passée et le visage buriné par le sel et les embruns, récolte les algues à marée basse du côté de Lanildut. Il les revend à des «gens de la ville» (comprenez des Brestois) qui s’en servent pour fabriquer des cosmétiques.

Au bout de quelques verres de cidre brut - j’avais payé ma tournée - il m’expliqua qu’il venait souvent au Bar de l’Aber car la compagnie de son épouse le rend nerveux, toujours à lui faire des reproches et à lui donner des ordres. Mon compagnon de beuverie avait entamé les confidences sur son couple, sa langue s’était enfin déliée. Il était mûr pour aborder le sujet qui m’intéressait réellement : les légendes du coin. La tradition orale est une source intarissable pour partir à la recherche de lieux rares et chargés de mystère. Il suffit juste de creuser un peu, de démêler le vrai du faux, et vous pouvez dénicher un vieux moulin hanté, une fontaine à voeux, un champ où une vache-fantôme se promène, une tombe celte cachée sous une butte insignifiante, que sais-je encore.

A l’évocation du mot «légende», l’oeil de Paolig se mit à pétiller comme un verre de chistr’. «Oh, j’en connais, des légendes», m’a-t-il dit, «mais cette histoire-là est bien plus qu’un simple conte». Il laissa planer un silence. De toute évidence, j’étais tombé sur un véritable conteur. De manière théâtrale, il fit un signe de la main pour commander un nouveau verre, puis me regarda droit dans les yeux :

«Est-ce que tu as déjà entendu parler du “Poul Ar Trizek Anaon” ?

  • Non, ça veut dire quoi ?
  • Le Trou des Treize Ames !
  • Brrr, ça m’a l’air assez effrayant ! De quoi s’agit-il ?
  • Il s’agit d’une caverne logée au sein d’un grand pic rocheux. Un lieu maudit que la mer cache jalousement et choisit de dévoiler lors des rares moments où le monde des morts rencontre celui des vivants. Un lieu maudit qui emprisonne des âmes damnées depuis on ne sait quand…Ces âmes, ces Anaons, elles sont au nombre de treize...Ce sont les esprits tourmentés des marins qui n’ont pas reçu de Proella.»

Discrètement, je fis une petite recherche via mon mobile pour connaître la définition de ce mot étrange. Il ne fallait pas passer pour un nigaud en posant une question idiote du style «La Proella, c’est une sorte de plat breton avec du riz et des moules» ? La moindre boulette, et je pouvais dire adieu aux confidences de Paolig. Ces gens-là sont méfiants envers les parigots : s’ils réalisent que l’on cherche à leur tirer les vers du nez, ils peuvent très facilement se refermer comme des huîtres… Je tins à lui montrer que j’avais bien compris :

«Sans cette cérémonie religieuse pour les hommes qui ont péri en mer, les défunts ne reposent pas en paix ?

  • Oui, exactement. Si pendant la Proella, le curé n’a pas prononcé le nom des marins qui se sont noyés, leurs âmes restent emprisonnées pour l’éternité. Elles restent coincées dans ce monde, et appellent à être délivrées dans un cri déchirant. On peut d’ailleurs entendre leurs lamentations les nuits d’équinoxe, lorsque le vent porte suffisamment. Treize voix différentes qui cherchent à se faire entendre, qui tentent de nous dire leur nom afin d’être délivrées. Treize voix qui se chevauchent dans une longue complainte à fendre le coeur.
  • Comment se fait-il qu’ils n’aient pas bénéficié d’une cérémonie ?
  • Si personne n’a pris soin de leur âme, si personne n’a demandé à prononcer leur nom pendant la cérémonie, c’était peut-être qu’ils n’étaient pas du coin, ou alors qu’ils n’avaient tout simplement ni famille, ni amis. C’est aussi simple que ça.
  • C’est une histoire terrible, Paolig. Vraiment très triste. Et où ça se trouve, le «Poul Ar Trizek Anaon» ?»

Le tenancier nous interrompit d’une voix sèche.

«Serr da c’henoù, Paolig» !

Un petit coup de Google, et je compris que le patron avait intimé à mon nouvel ami de «fermer sa grande bouche». Mais Paolig n’aimait visiblement pas qu’on lui donne des ordres.

Il continua plus bas, sur le ton de la confidence.

«Il ne faut pas y aller, c’est très dangereux, c’est un endroit maudit ! Trop de morts, trop de souffrance, trop de détresse…»

Je mentis, en balayant son conseil avec légèreté :

«Oh, je comptais pas y aller, mon ami, j’ai pas envie d’avoir des ennuis, on plaisante pas avec l’Ankou... mais toi, y es-tu allé ?»

Paolig prit son verre et le finit d’un trait.

«Oui, j’y suis allé, et je n’y retournerai plus jamais. Il s’en est fallu de peu pour que j’y passe !

  • Que s’est-il passé Paolig ? Raconte-moi.
  • Eh bien, c’était un jour de très grandes marées. Je cherchais des nouveaux coins à goémon. J’étais parti de Porspoder et j’avais longé l’estran à pied, pendant au moins une heure. J’étais arrivé à la pointe de Garchine. La mer était tellement basse que le rocher de Garchine surplombait majestueusement la baie. Il était métamorphosé : ce n'était plus le petit îlot quelconque que l’on peut observer à marée haute. Je l’ai contourné par l’Ouest, et là, j’ai entendu des cris qui m’ont guidé jusqu’à une petite ouverture dans la roche. J’ai cru que quelqu’un était coincé là, je me suis faufilé, et j’ai vu…»

Le regard de Paolig devint vitreux. Ses paupières retombèrent sur ses yeux et il s’écroula sur la table, ivre mort. J’essayais de le secouer, mais je ne reçus en retour qu’un ronflement tonitruant. Pas grave, j’avais obtenu l’essentiel : quelques indications géographiques qui me mèneraient à ce lieu chargé de mystère : je m’en frottais déjà les mains. Et les astres étaient avec moi, c’était le cas de le dire puisque j’allais bénéficier d’une conjonction de la Terre, de la lune et du soleil. La marée du lendemain était exceptionnelle et ne se produit que tous les cent ans : coefficient de 120, le maximum possible. La garantie suprême de pouvoir accéder à cette grotte dissimulée par la mer. Cette histoire d’âmes perdues me laissait assez sceptique, mais je ne doutais pas qu’il existât bien une petite caverne cachée, et j’étais bien résolu à la découvrir ! Je réglai l’addition, et laissai le patron s’occuper de son client.

La basse-mer était prévue pour une heure du matin, c’était idéal. Non seulement j'allais éviter les éventuels promeneurs indiscrets, mais en plus, la douce lumière offerte par la pleine lune éclairerait mon chemin.

Le moment venu, je partis de Porspoder et arrivai assez facilement au fameux rocher entièrement découvert. Au loin, la lumière du Phare du Four balayait le silence de cette nuit sans vent.

Je contournai le rocher, à l’affût, un peu tendu, lorsque un souffle se fit sentir, suivi d’une longue complainte d’une tristesse infinie. J’en eus le sang glacé, et mon coeur se mit à battre à tout rompre dans ma poitrine. Je me mis à chercher l’origine de ce chant, quand mon pied buta sur un bloc de granite, et je m’étalai de tout mon long. En relevant la tête, un léger éclat vert attira mon attention, derrière une pierre. Je la déplaçais avec difficulté, en m'abimant les mains sur les parois recouvertes de balanes, et découvris une petite anfractuosité juste assez grande pour y passer. Une fois à l’intérieur, je pus me relever et tenir debout. Enfin j’y étais ! Le spectacle était fantasmagorique : la caverne, assez vaste, était éclairée d’une lumière verte diffuse, probablement dûe aux algues phosphorescentes qui en recouvraient les parois. L’atmosphère, saturée d’humidité salée, occultait le plafond d'un voile cotonneux crevé çà et là par des gouttes fuligineuses. Des rochers lisses et ronds semblaient flotter dans l'air flou, tandis que des volutes émeraude de brume froide tourbillonnaient autour de moi, portées par un petit vent coulis. Qui aurait cru qu’un tel trésor pût se cacher au sein de ce gros caillou exposé à la vue de tous !

Je n’eus malheureusement pas le temps de m’extasier plus longtemps car les plaintes reprirent de plus belle, jusqu’à devenir une cacophonie insupportable ; confusion de voix d’hommes, de femmes et d’enfants. Je me bouchai les oreilles pour sauver mes tympans, lorsque je vis une étendue d’eau en plein milieu de la grotte. La surface en était hérissée d’écume, comme une minuscule mer en furie. Au bout de quelques minutes, le bruit s’arrêta brutalement. Au même moment, le petit trou d’eau devint lisse comme une paroi de verre. Je m’approchai, intrigué. Le liquide était d’un bleu foncé tirant sur le noir, on ne distinguait pas le fond. Je posai ma main sur la surface, l’eau était glacée, lorsque je fus assailli par une vision d’horreur. Une autre main venait de se plaquer contre ma paume, par en-dessous ! Je retirai la mienne prestement, pris d’une soudaine envie de m’enfuir d’ici, quand l’eau se troubla, accompagnée d’une nouvelle élégie qui me toucha en plein coeur. La voix était celle d’une femme, douce, triste, mélancolique. Je crois qu’elle parlait en breton. Je m’approchai de nouveau du trou et je distinguai un visage flou, celui d’une jeune demoiselle dont les cheveux d’or formaient des volutes envoûtantes autour d’elle. Puis d’autres silhouettes apparurent sous la surface de l’eau, les mains tendues vers moi, se bousculant, suppliant dans différentes langues. Je ne parvins pas à toutes les compter, mais j’étais certain qu’elles étaient au nombre de treize. Treize Anaon. Treize âmes coincées ici pour l’éternité qui me demandaient secours. Mais que pouvais-je faire ? Je tentai de leur parler, de les calmer, mais rien n’y fit, la cacophonie continuait. Il fallait que je m’en aille, que je les laisse à leur sort, j’étais impuissant, tout ceci me dépassait.

Lorsque je saisis le sac à dos posé à mes pieds, je compris que j’étais resté trop longtemps ici. Le fond en était trempé. La mer était en train de monter. Je me précipitai vers la sortie, mais elle était déjà sous l’eau, et les vagues commençaient à taper fortement dessus, empêchant toute évasion.

Je suis coincé ici, et je vais mourir noyé lorsque l’eau viendra envahir entièrement la caverne. Mes cris sont venus se joindre à ceux des âmes perdues, et je sais que personne ne viendra nous secourir. Personne ici ne connaît mon nom, pas même Paolig : il n’y aura pas de Proella pour moi, il n’y aura personne pour me sauver du «Trou des Quatorze Ames».

TragédieConteHorreurBretagne
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Le trou des treize âmesChapitre13 messages | 3 ans

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