Avantages et inconvénients de la fin du monde: une étude non exhaustive

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Raan n’était pas très exigent. Du moment que c’était à peu près mort et que ça avait moins de huit pattes, il avalait presque n’importe quoi, mais il fallait admettre que certaines viandes passaient mieux que d’autres. Le zombie, au hasard, avait des qualités culinaires pour le moins discutables. Le goût en lui-même n'avait déjà pas grand-chose d'enthousiasmant, mais le vrai problème venait du côté flasque et filandreux de la chose.

Voilà le genre de remarques qui passaient par l’esprit de Raan alors qu'une grand-mère à demi camée essayait toujours de le griffer malgré les trente-deux dents impeccablement brossées qu’il venait de lui enfoncer dans la nuque. Il la repoussa d’un coup dans le ventre et fit lui-même quelques pas en arrière le temps de reprendre son souffle et de s’essuyer la bouche du revers de la manche.

La mamie, quant à elle, était plutôt perplexe. Oh ça faisait bien longtemps que le monde avait cessé de tourner rond à ses yeux, mais tout de même, elle restait persuadée que l’acte de morsure n’était pas censé se produire dans ce sens-là. Un zombie qui mordait un humain c’était dans l’ordre des choses, mais l’inverse, de mémoire de zombie, c’était du jamais vu.

Les jeunes d’aujourd’hui ne respectaient décidément plus rien.

Pendant que les restes d’humanité de la mamie dévisageaient son agresseur en se disant qu’un grand garçon de son âge ferait mieux de se couper les cheveux plutôt que de s’en prendre à d’honnêtes zombies, Raan hésitait.

La grand-mère l’avait pris par surprise alors il avait mordu sans réfléchir. Mais maintenant que c’était fait, il se demandait si elle n’allait pas redevenir humaine. Ça aurait presque été logique après tout, un humain mordu par un zombie devenait un zombie, alors pourquoi un zombie mordu par un humain ne redeviendrait-il pas humain ? Malheureusement pour lui, la biologie possédait de nombreuses qualités, mais l’ironie n’en faisait visiblement pas partie.

Homme et macchabé échangèrent un regard étonné, haussèrent les épaules, puis revinrent à leurs rôles respectifs.

Soyons clairs, sans dentier, la vieille était tout sauf une menace sérieuse. Au pire la morsure ressemblerait à une tentative de fellation maladroite. Mais tout de même, une grand-mère chargeant tous ongles dehors offrait une vision saisissante à laquelle Raan mit fin d’un coup de perche à perfusion.

La créature roula à terre et il s’assura qu’elle y reste cette fois-ci pour de bon à grand coup de chaussures calibre quarante-deux. Sa besogne achevée, il balança sa perfusion pour se trainer à travers le couloir en pestant contre les zombies, le troisième âge et les zombies du troisième âge, puis retourna dans le hall où son acolyte était aux prises avec le reste des pensionnaires de la maison de retraite.

Ces dernières années, Raan avait à peu près tout vu. Du massacre sanglant à la bataille rangée en passant par tous les stades intermédiaires du carnage, mais rien ne l’avait préparé à la lutte épique d’un homme seul contre une armée de grabataires à demi-décédés.

Kiu, son compagnon d’aventures, était un type en or. Un homme au grand cœur, un charisme tout en douceur, une force de la nature cachée sous des airs de nounours barbu. Kiu, c’était le genre de mec qui n’aurait jamais fait de mal à personne, jusqu’à ce qu’on essaye de lui piquer son sandwich. Après ça, il se transformait en virtuose de la machette.

Il ne taillait pas vraiment ses adversaires en pièces, il dansait et des morceaux de zombies tombaient autour de lui. C’était beau, net, précis, et avec beaucoup de fioritures. Raan lui-même prit le temps d’apprécier le spectacle, avant que les appels mêlés d’insultes de son compagnon ne le poussent à se joindre à la fête.

Plus grand que Kiu, Raan était un type tout en longueur tellement maigrichon qu’il n’en avait qu’un seul côté. Du genre qu’on aurait plus vu dans un service informatique que dans une nouvelle postapocalyptique. Mais Raan, c’était avant tout des cheveux. Des cheveux d’ailleurs fort soyeux, en décalage complet avec une personnalité qu'on pouvait qualifier de tout sauf soyeuse.

Il dégaina son meilleur ami : Fifi, pistolet de son état, avant de s’avancer dans la salle avec un air faussement contraint. Il abattit le papy qui essayait d’enfoncer ses gencives dans le mollet de Kiu, puis s’occupa des autres avec un sourire carnassier.

Raan aimait bien le massacre. Pour lui, une bonne journée se mesurait en nombre de zombies criblés de balles. Il n’y avait pas particulièrement de raison à ça. Pas d’histoire tragique de famille massacré ou d’ex-petite amie zombie lui ayant brisé le cœur au point de vouer une haine féroce à l’espèce tout entière, non.

C’était juste fun.

Il fut presque déçu quand le dernier monstre retomba devant lui en pièces détachées, façon kit Ikea sans notice de montage.

Kiu s’assura que tous leurs adversaires étaient bien à terre, avant d’enfin revenir à lui. Se défendre était une chose. Constater le carnage qu’on laissait derrière soi en était une autre que Kiu n’avait jamais vraiment réussi à accepter. Il appuya les mains sur les genoux et inspira profondément, tant pour reprendre sa respiration que pour calmer les tremblements qui lui agitaient les bras. Le regard rivé au sol, il fit ce qu’il pouvait pour éviter les corps démembrés autour de lui, mais ses chaussures maculées de sang le ramenèrent bien vite à la réalité.

Pourquoi fallait-il toujours que ça finisse en bain de sang ?

Il voulait juste voir ce qu’étaient devenus les propriétaires du petit camion arrêté devant la maison de retraite. Juste s’assurer que tout allait bien pour eux. Il les avait trouvés morts dans la cuisine, à moitié dévorés par les infirmiers. L’image lui donna un haut le cœur. Il secoua la tête, avant de se redresser pour affronter le monde réel.

La première chose qu’il vit était Raan, occupé à plonger ses doigts dans les impacts de balle en chantonnant.

— … et trois, et quatre et cinq. L’a dû regarder Fifi de travers celui-là.

— Mec, soupira Kiu, je t’ai déjà dit d’économiser tes balles.

— Et moi je t’ai déjà que Fifi n’a pas besoin de balles. Fifi fonctionne à la haine pure.

Ce qui était rigoureusement exact. Fifi avait vu le jour sous la pointe d’une pioche l’ayant arraché à la terre mère. Miné, extrait, fondu, purifié, martelé, forgé, transformé en machine à tuer, Fifi avait forgé sa haine pour le monde dans les flammes des usines et des champs de bataille. Qui pouvait se douter qu’un si petit bloc de métal pouvait receler autant de rancœur ?

Et pourtant, Fifi débordait de tellement de haine que celle-ci se manifestait sous forme de projectiles aussi réels que hargneux.

Kiu soupira. Pour sa part, il soupçonnait Raan d’attendre que personne ne regarde pour recharger en cachette.

Il le dévisagea un moment avant de remarquer sa bouche en sang.

— T’es blessé ? fit-il d’un ton inquiet.

— Nan, j’ai mordu un zombie.

— Mordu un…

Venant de n’importe qui d’autre, il aurait pris ça pour une blague. Venant de Raan, il ne put qu’accepter.

— J’arrive pas à savoir si c’est de courage ou de l’inconscience, soupira-t-il.

— Ça change quelque chose ? Et faut que t’arrête avec ça.

— Quoi ? dit-il avec un haussement de sourcil.

— Ça.

— Mais quoi ? répliqua-t-il, à deux doigts de l’énervement.

— Mais ça ! Les dit-il, répliqua-t-il, soupira-t-il, tu te crois où ?

Kiu s’apprêta à répliquer, avant de remarquer qu’il rajoutait effectivement des mots inutiles dans ses phrases.

— C’est quoi ce bordel ?

— À tous les coups c’est de sa faute, dit Raan en me pointant du doigt.

— J’avoue, t’es qui toi ?

Moi ?

— Ouais toi. Ça te prend souvent de suivre de gens comme ça ?

Mais je… Enfin vous n’êtes pas censés me voir normalement.

— Ah donc en plus c’est un voyeur, de mieux en mieux, soupira RaaaaaAAAA ET ARRÊTE ÇA !

Raan fulminait, les poings serrés le long du corps. Kiu en revanche, semblait plus perplexe.

— D’où tu sors ?

Je suis le narrateur. C’est moi qui raconte votre histoire.

— Et ça recommence…

— Juste pour être sûr, fit Kiu d’un ton inquisiteur. De quel genre d’histoire on parle là ?

D’une nouvelle.

— Ah ça c’est nouveau.

— Ouais ouais ouais, soupira Raan. On sait déjà tous comment ça va finir.

Comment ça ?

— On était acteurs avant, expliqua Kiu. On s’est fait enfler sur toute la ligne, le studio a fait faillite et on est restés coincés dans ce monde de merde. Ah et en plus on a pas été payés. Du coup je t’avoue que cette histoire de nouvelle ça m’emballe moyen.

Raan s’apprêtait à enfoncer le clou, quand un bruit sourd lui fit tourner la tête. Quelque chose bougeait dans les toilettes.

— C’est quoi cette merde encore ? soupira Kiu.

À contre-cœur, il se mit en route vers la porte, machette en main. Raan me lança un regard mauvais accompagné d’un doigt accusateur.

— Si un coup tordu de ta part, je t’éclate.

Je m’abstins de répondre et suivit Kiu vers les toilettes. Il poussa la porte d’une main pour lancer un coup d’œil à l’intérieur. Tout était sombre. Trois cabines, deux lavabos. Quelques traces de sang. Deux des portes étaient défoncées depuis bien longtemps. La troisième grinça d’un ton suspect.

— Je sais pas qui t’es, commença Kiu, mais si t’es humain je te conseille de sortir.

Pas de réponse. Même le silence paraissait trop silencieux pour être honnête. D’une main, Kiu dégaina sa lampe torche, troqua sa machette contre un revolver, puis s’avança dans la pièce le plus silencieusement possible. Raan suivit, Fifi en main, et les deux hommes vinrent se placer de part et d’autre de la cabine suspecte. Kiu leva trois doigts, et commença à décompter silencieusement.

Trois.

Kiu raffermis sa prise sur son arme en ignorant le sourire dérangeant de Raan. Fifi gronda.

D…

La porte s’ouvrit timidement.

Incrédules, Kiu et Raan se penchèrent simultanément vers l’intérieur et durent baisser les yeux pour découvrir une bouille ronde, une longue natte blonde à demi-défaite et deux yeux bruns plissés face à la lumière de la torche répondant au doux nom de Sarah. Huit ans.

Raan écarquilla les yeux.

— C’est mort.

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