31 - Mask

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 Vous poireautez longuement dans le hall de l'immeuble, attendant que quelqu'un ne daigne enfin répondre à l'interphone. Vous avez froid, vous avez faim, et vous vous demandez bien pourquoi vous êtes là. Mais vous avez fait tout ce chemin, et ce n'est pas pour rien, aussi vous attendez un peu plus. Après tout, il est rare que vous sortiez de chez vous, et il est encore plus rare qu'on vous invite quelque part. Un crachotement incompréhensible finit enfin par remplacer la sonnerie que vous avez activé déjà six fois. Vous essayez d'expliquer votre venue, mais ni vous ni la personne au bout ne semble être capable de comprendre ce que l'autre dit. On débloque la porte, et vous entrez dans un petit couloir sombre qui vous mène droit à un ascenseur. Vous ignorez l'escalier et appuyez de nombreuses fois sur le bouton, guettant le panneau lumineux. Celui-ci finit par enfin s'activer, comme à regret, et dans un grincement horrible, les portes de l'ascenseur s'ouvre.

 Ça pue le vomi et la lumière est bien trop forte à votre goût, mais vous prenez sur vous et évitez les différents fluides au sol du mieux que vous pouvez. Vous appuyez sur un bouton et, alors que les portes se referment, vous vous mettez sciemment dos au miroir. Vous n'aimez pas guetter votre reflet ainsi. De toute façon, vous savez bien de quoi vous avez l'air. Lorsque vous arrivez à l'étage où se trouve la fête où vous vous rendez, vous sentez les vibrations d'une musique bien trop forte jusque dans vos os alors que les portes ne sont même pas ouvertes. Lorsqu'elles s'ouvrent enfin, un semblant de mélodie vous atteint, mais c'est surtout le rythme lourd de basses puissantes qui s'impose à vos sens. Vous soupirez et allez frapper au numéro indiqué.

 Quelqu'un ouvre, déguisé de pied en cape, un masque sur le visage. La personne se tourne et appelle quelqu'un d'autre, un nom que vous reconnaissez, l'individu même qui vous a invité. Lorsque celui-ci arrive, masqué aussi, il est à moitié ivre, la soirée étant un peu avancée – il est vrai que vous avez un peu de retard, vous avez rencontré quelques imprévus. On vous invite à rentrer, mais on regrette que votre déguisement soit aussi pauvre, sans parler de l'absence de masque : c'est une soirée masque, vous répète-t-on, enfin, il faut être masqué. Vous voulez répondre quelque chose mais le bruit masque tout ce que vous dites, votre voix bien trop douce en comparaison. De toute façon, on ne vous écoute plus, et vous rentrez seul, sans personne vers qui vous tourner.

 L'alcool et la débauche ont déjà commencé leur œuvre en cette soirée d'Halloween. Vous ne savez pas ce qui vous dégoûte le plus : les soiffards, les jeux de beuverie, les démonstrations les plus vulgaires, ou les costumes extrêmement réalistes, masques de monstres, réels ou non. Vous vous demandez de nouveau ce que vous faites là. Vous hésitez presque à tout laisser tomber, à juste rentrer chez vous, finalement, on verra la prochaine fois, mais votre estomac se rappelle à vous. Vous ne pouvez décemment pas partir avant d'avoir au moins grignoté un peu. Aussi vous promenez-vous au milieu de la petite foule, on a l'impression qu'il y a au moins trois personnes au mètre carré dans cet appartement.

 La soirée continue et passe, et vous la parcourez comme un fantôme. Vous parlez peu. Vous voguez dans le vacarme et le chaos, insensible à ce qui vous entoure, si ce n'est au passage du temps, chaque seconde qui s'égrène. Vous êtes quelqu'un de patient, apte à attendre aussi longtemps que nécessaire, même si la musique vous fait mal aux dents, maintenant. Et en plus, vous avez les crocs. Il est tard, maintenant, ou très tôt, et une partie des invités a déjà quitté les lieux, mais la majorité est encore là, profitant amplement de l'anonymat incertain offert par les masques pour faire ce que bon leur semble. Cela ne vous touche pas vraiment, pour le coup. Vous glissez jusqu'au balcon pour apprécier l'air frais de la nuit, malgré les fumeurs qui envahissent l'espace. La lune est belle, blanche, un halo pâle familier et apaisant. Vous lui souriez. Ah, s'envoler dans le ciel nocturne, comme cela vous tente…

 Du brouhaha derrière vous vous sort de votre rêverie. La musique se coupe, quelqu'un appelle tous les invités à rentrer et se réunir. Tout le monde retourne à l'intérieur, loin du froid d'automne et de l'humidité ambiante. Vous suivez, sans vous presser, fermant proprement la porte-fenêtre dans votre dos. Vous fendez la foule concentrée sur ce que raconte la personne qui les a invité là. Celle-ci raconte des âneries, des blagues, dit combien elle est heureuse que tout le monde soit venu, cela lui fait chaud au cœur. Comme elle l'explique, les masques étaient là pour que tous puissent s'amuser sans crainte. Mais maintenant, il est temps de faire tomber le masque. Certains huent, mais il est rappelé que c'était dans le deal : tous devaient retirer leur masque dès qu'on leur demanderait, afin de révéler les vrais monstres que nous sommes au fond. Quelques-uns rigolent de la chose, mais vous pensez tout de même que c'est assez intelligent, quelque part, alors que vous revenez de la porte d'entrée, les clés dans une poche. Vous restez un peu à l'écart, et observez les gens qui retirent leurs masques, un à un. Certains s'interpellent, surpris de découvrir qui se cachait sous tel ou tel accoutrement, d'autres rient, une poignée affirme ne pas être étonné qu'un tel ou une telle se cache sous tel déguisement. L'ambiance est à l'amusement, encore une fois, un petit chahut bien joyeux. Puis quelqu'un, un peu trop ivre, à quelques mètres de vous, crie bien fort que quand même, y en a un qui a pas de déguisement et pas de masque, en vous pointant du doigt. On vous hue gentiment, et vous souriez en simple réponse. Et puis, alors que l'attention se détourne de vous, d'une voix claire qui tranche sur le bruit, vous déclarez que si, bien sûr, vous êtes déguisé. Tous se retournent vers vous, comme hypnotisés. Votre sourire s'accentue, dévoilant vos dents.

 Vos traits se déforment alors que vos canines s'allongent et que vos griffes jaillissent du bout de vos doigts.

 Vous contemplez la lune depuis le balcon. Vos vêtements sont recouverts de sang, tout comme vous. Il n'y a plus un bruit maintenant, hormis, au loin, celui de quelques autres fêtes, et peut-être, encore plus loin, une sirène qui vient dans votre direction. Et puis, bien entendu, les murmures horrifiés d'une poignée de gens, réunis autour de deux cadavres écrasés sur le bitume. Vous n'avez pas pu les empêcher de s'enfuir par le seul moyen qu'ils ont trouvé. Bah, tant pis. Vous avez bien mangé.

 Vous souriez d'aise. L'aube est proche, mais vous avez encore un peu de temps. Vous vous sentez bien. Si bien… Oui, vraiment, la personne qui vous a invité avait mis le doigt sur quelque chose.

 Qu'est-ce qu'il est bon de tomber le masque.

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