21 - Furious

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 La patiente criait et hurlait, vociférait. Devant l'entrée de la cellule, indifférent, le médecin en chef fixait la scène. Des hommes restreignaient la pauvre hère, finissaient par l'attacher et à lui administrer un sédatif. Parallèlement, on lui mit un épais bâillon de cuir, tant et si bien qu'elle ne pouvait plus bouger ni hurler. Toujours à observer la scène, l'homme en blouse blanche demanda à son assistant :

 « Connaissez-vous l'origine de la colère ? »

 L'autre releva la tête de ses notes avec un air perplexe. Il avait l'habitude des questions impromptues de son supérieur, sans jamais pouvoir y répondre correctement.

 « Je… je ne sais pas. La souffrance ? risqua-t-il.

  • Insuffisant, claqua le médecin, mains dans le dos. Un enfant qui hurle parce qu'il n'a pas ce qu'il veut ne souffre pas réellement. Un père qui hurle après son gamin et ses mauvaises notes n'est pas blessé.
  • Euh… oui. En effet.
  • Une autre idée ? »

 Ils regardaient toujours la femme, désormais affalée entre les gardiens. Ceux-ci la relachèrent et la laissèrent glisser au sol molletonné. Elle se mit à baver, yeux vides. Les hommes ressortirent de la cellule et la fermèrent avant de saluer le médecin et de retourner à leurs occupations. Ce dernier se détourna lui-même de la porte et glissa dans le couloir dans un même mouvement fluide, avançant à grands pas rapides. Son assistant se mit à trottiner derrière lui.

 Elle luttait. Ses pensées se réverbéraient dans… rien. Tout devenait cotonneux. Mou. Diffus. Elle avait du mal à bouger. Elle se força un petit geste. Presque rien. Se mordre la langue. La joue. Jusqu'au sang. Le goût ferreux dans la bouche… D'entre ses lèvres et coulant sur le cuir, un mince filet rouge teinta le sol. Elle se redressa tant bien que mal.

 « C'est la contrariété. J'aime ce mot. Il dit à lui seul tout ce qu'il y a à savoir : quelque chose est contraire à ce qui devrait être. Et donc, cela ne va pas dans votre sens : vous êtes contrarié. »

 Il s'arrêta pour s'essuyer ses lunettes, et salua distraitement quelques patients qui vaquaient à leurs occupations, dans un état second. Tous étaien drogués, à des degrés divers. C'était pour leur bien, bien sûr. Aussi pour ceux des gardiens. Sans parler de la société toute entière.

 « C'est lorsque les choses vont à l'encontre de ce que vous souhaitez que vous ressentez la colère. Vous vouliez un jouet et votre mère vous dit non ? Vous hurlez de colère. Vous êtes bousculé sans raison ? Vous pestez. Votre réservation au restaurant a été oubliée ? Vous enragez. La colère, ce n'est que ça. Une réaction épidermique face à un monde qui ose aller contre vous. »

 L'assistant hocha la tête distraitement. Il était surtout concentré sur son calepin, à noter les observations du jour de la patiente qu'ils venaient de quitter.

 Elle se redressa comme elle pouvait. L'adrénaline coulait dans ses veines. Ainsi que loin, si loin, cette émotion à laquelle elle tentait désespérément de s'accrocher. La droguer tous les jours ne pourrait pas l'arrêter éternellement. Elle finirait par y arriver…

 « La colère est l'émotion par excellence des mortels que nous sommes, résume le médecin-chef. Elle est l'expression la plus pure de notre désir refoulé par le monde. Et c'est pour cela que c'est la source primordiale de la magie. »

 L'assistant roula des yeux. Il avait déjà entendu tout cela. Il n'avait pas fait quatre ans d'étude à l'Académie Arcanique pour s'entendre répéter de telles banalités. D'une voix qu'il s'efforça de ne pas rendre blasée, il déclara :

 « Vous avez rendez-vous dans trente minutes avec le Haut Archimage de Guerre. Celui-ci aimerait savoir où en sont les dispositions pour l'arsenal de guerre…

  • Oui, oui. Je sais. »

 Le médecin s'arrêta d'un coup. Leva la main, un doigt, reniflant l'air.

 « Vous sentez cela ? »

 Hâtivement, elle traçait les symboles sur le sol, son sang faisant une encre bien piteuse. Les bras collés contre son corps par ses liens, elle était obligée de le faire avec son nez, ce qui était ridicule et imprécis. Elle sentit au fond cette fièvre familière remontée. Mais là, elle la contrôlait. Elle savait quoi en faire.

 Ils courraient dans les couloirs. Revenaient à toute vitesse devant la cellule qu'ils venaient de quitter. S'arrêtèrent net alors qu'ils criaient aux gardiens de se dépêcher. Les golems, obéissants mais guère prompts, faisaient comme ils pouvaient pour obéir.

 Elle grogna de satisfaction. C'était bon. Elle focalisa son attention, sa hargne, sa colère, sa furie… Ses liens explosèrent alors même que la porte se déverrouillait. Dans un rire sauvage, elle laissa sa rage se déchaîner.

 Le médecin se releva comme si de rien n'était. Il remit ses lunettes avant de les retirer avec un air désolé, ayant constaté qu'un des verres avait explosé. Il s'épousseta et déclara tranquillement :

 « Relevez-vous, Alistair. Vous ne craignez plus rien. »

 Le dénommé sortit de sous les décombres avec un air penaud. Il mit fin à sa bulle de protection et observa le carnage, bouche bée. Des morceaux de golems étaient éparpillés un peu partout. Le médecin-chef était calme, droit comme un i, mais sa blouse blanche était en lambeaux, sans parler du reste de ses vêtements, recouverts de sang.

 « Allons, Alistair, ne faites pas cette tête. Veuillez vous occuper de nettoyer tout cela. J'ai rendez-vous dans une dizaine de minutes, et je ne peux décemment pas accueillir le Haut Archimage ainsi. Même si j'ai d'excellentes nouvelles quant à notre arme, bien qu'elle soit un tantinet incontrôlable en l'état. »

 L'assistant resta bouche bée quelques instants. Puis il finit par bégayer :

 « Mais… elle… elle va ?

  • Ne vous inquiétez pas. Elle est hors d'état de nuire pour le moment. Je ne pensais pas devoir en arriver là, surtout que cela créera certains retards, mais… »

 Il soupira en regardant la femme enchaînée par des dizaines de liens magiques, immobile, paupières closes. Elle avait l'air paisible. Endormie. Au milieu des ruines de ce qui restait de sa salle et des avoisinantes.

 « Le projet Furie est un succès, mais nous manquons cruellement de moyens et de supervision. Tss tss. »

 Il se détourna en secouant la tête. Son assistant l'interpella :

 « M… maître ?

  • Oui ?
  • C…comment avez-vous fait pour l'arrêter ? »

 L'homme se retourna en souriant.

 « Mais c'est pourtant évident ! »

 Ses dents étaient blanches, éclatantes, parfaites. Son sourire immaculée, pur. Ses yeux, d'une bienveillance.

 « Elle m'a contrarié, tout bonnement. »

 Puis il s'en repartit, mains dans le dos, l'air de rien.

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