18 - Filthy

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 « Entrez, entrez. Asseyez-vous. Mettez-vous à l'aise. »

 Il y a quelque chose de dérangeant dans cette voix, ce ton, ce regard. Difficile de mettre le doigt dessus, mais l'individu fait tout l'inverse de sa dernière injonction, par sa simple présence.

 « Je vous en prie, prenez place, Monsieur Mullins, insiste-t-il. »

 Monsieur Mullins s'exécute. C'est un homme d'un âge difficile à déterminer, petite quarantaine ou bien grosse cinquantaine, tout dépend de comment on le regarde. Sa calvitie est déjà installée, et il a ces yeux de quelqu'un qui ne se laisse plus intimider par rien depuis longtemps, mais il a aussi peu de rides, une tonicité manifeste, sa peau encore dépourvue de toute tâche, ses mains presque épurées. Sa moustache rectangulaire le vieillit, comme ses lunettes carrées un peu démodées, mais son costume bien taillée le rajeunit, comme cette touche de coquetterie qui surprend un tantinet : un mouchoir multicolore, dans la poche de sa veste bleu sombre. En y prêtant attention, celle-ci n'est pas tout à fait unie, en réalité : des rayures verticales, larges, à peine discernables en temps normal, donnent une allure étrange à cet homme. Comme s'il cherchait à être plus grand que nature, tout en le masquant autant que possible. Un prestidigitateur qui ne s'assume pas.

 Monsieur Mullins pense beaucoup de choses à ce moment-là. Il en a pensé beaucoup depuis qu'il est ici. Pour l'instant, il cherche surtout une position confortable sur la chaise pliante sobre, de plastique et de métal, sur laquelle il est posé. Comme toujours avec celles de cet acabit, impossible d'être tout à fait bien assis. Monsieur Mullins se demande si c'est voulu. Il pense que oui. Cela ne le surprendrait pas. Ce serait bien leur genre, après tout. Comme le fait qu'il se trouve au centre de la salle, que la porte dans son dos, coulissante, se soit refermée dans un feulement feutré, que tout soit illuminé d'une lumière blanche et éclatante, presque douloureuse, qui jaillit de nulle part, et qu'en même temps tout soit comme dans l'ombre. C'est dérangeant et perturbant. Il est certain que l'effet est recherché, comme tout, comme cette fichue chaise inconfortable.

 À l'opposé de lui, à trois pas, se trouve d'abord une table. Blanche, sobre, sans prétention, pieds métalliques et revêtement plastifié, immaculé, intact. Puis, de l'autre côté encore, mains croisées, sourire qui se veut amical aux lèvres mais qui n'atteint pas les yeux ni rien d'autre au demeurant… l'être. Monsieur Mullins a envie de penser que c'est un homme. Mais il y a quelque chose dans son anatomie, sa posture, ce crâne parfaitement chauve, ces yeux banals mais qui ne cillent pas, ces épaules pas tout à fait assez larges, ces mains aux doigts fins… Il ne sait pas. C'est tout aussi perturbant que le reste. Ça aussi, ce doit être voulu.

 « Ah, Monsieur Mullins… soupire l'individu d'un coup, faisant sursauter l'interpellé, je ne sais quoi vous dire. Ce que j'ai vu là… Tss tss. »

 Il secoue la tête, déçu, mais c'est peu crédible.

 « Quelle saleté. Quel désordre. Franchement, je ne sais comment vous faites pour vivre dans un tel… fumier, une telle pourriture.

  • Tout de même ! s'exclame Monsieur Mullins.
  • Oui, oui, je sais ce que vous allez dire, l'arrête son vis-à-vis juste à temps en levant la main avec une certaine grâce. Vous n'êtes pas pire que d'autres. Vous êtes quelqu'un de… respectable, selon vous. Nous allons voir cela. »

 D'un coup, tous les murs s'allument autour d'eux. Il y a le visage de Monsieur Mullins, en gros plan, immobile, sur fond blanc. Le véritable Mullins se rajuste sur sa chaise, essayant de dissimuler sa gêne. Son interlocuteur reprend, imperturbable :

 « Vous savez pourquoi vous êtes là, Monsieur Mullins. Nous allons ensemble juger de la crasse dans laquelle vous vivez. Au final, nous déterminerons ce que nous pouvons faire pour vous. Sommes-nous d'accord ?

  • C'est ce qui a été convenu, oui, bougonna Monsieur Mullins. »

 L'autre sourit, encore une fois une bien mauvais imitation. Sans qu'il ne fasse un seul geste, la caméra zoome sur le visage moustachu en gros plan sur les quatre murs, de plus en plus vite, fonçant à toute allure entre les yeux de Monsieur Mullins… puis les écrans deviennent noirs. Quelques secondes s'écoulent avant que l'être aux doigts fins ne reprenne la parole :

 « Nous allons tout voir, Monsieur Mullins. De fond en comble.

  • Je sais cela.
  • Je sais que vous le savez. Je tiens à le préciser, car il peut être difficile de se retrouver face à sa propre crasse, quant on a été si longtemps à vivre habituée à elle, sans plus la voir.
  • Écoutez, pourrait-on… avancer ? »

 L'autre reprend sa mimique des lèvres, penche la tête de manière infime. Il lève la main pour toute réponse, faisant apparaître un cercle doté de sept points, de couleurs diverses, ainsi qu'au centre, un chiffre : 0. Pur, lui. Blanc. Immaculé.

 « Mesurons donc votre valeur, Monsieur Mullins. »

 Sa voix, presque mélodieuse jusque-là malgré un certain détachement, devient d'un coup monotone alors qu'il énonce des faits, le regard vide, fixé sur son vis-à-vis.

 « Peter Mullins, homme, jamais marié, pas de descendance connue, déclaré chrétien, baptisé. Contemplons donc vos méfaits. Commençons par la colère. »

 Sur l'écran, des vidéos se succèdent. Peter les reconnaît toutes, bien sûr. C'est stupéfiant, c'est horrible, aussi. Voir ses propres souvenirs, reflétés sur tous les murs, de son point de vue… L'autre l'a prévenu, oui. Mais c'est désagréable quand même, au final, il avait bien raison.

 « Dès votre plus jeune âge, vous avez été poussé par la colère. De ce que nous avons recensé dans vos souvenirs, vous avez laissé exploser votre rage pour des prétextes fallacieux un total de 1057 fois. 282 de celles-ci ont été déclarées non-avenues car infantiles, et le pardon vous est accordé. Pour les autres… on recense 558 mineures et variées, avec violences verbales possibles qui ne vont pas jusqu'au blasphème, 163 graves incluant la menace, la coercition, la déraison, et aussi le blasphème, et les 54 dernières allant jusqu'à la violence physique, comme… celle-ci. »

 Peter grince des dents. Il a honte de ce souvenir. Il était jeune, mais plus assez jeune pour ne plus savoir. Ce qu'il fait à cette pauvre fille… Elle n'avait pas mérité un tel coup, malgré tout. Il se sent mal et essaye de détourner les yeux, fixe le sol pour échapper à ce poing qui s'abat en boucle, la vidéo est répétée sans arrêt pile sur cet instant terrible, mais l'autre scrute chacun de ses mouvements.

 « Inutile de vous cacher de cela, Monsieur Mullins. C'est en vous. C'est vous. Affrontez votre propre démon : vous-même. »

 Mullins relève la tête. Soupire. Fixe la vidéo, les yeux brillants. Regarde du coin de l'œil le point rouge qui a considérablement grossi, et le score qui a explosé d'un coup : il est dans les centaines. C'est encore blanc, mais un peu sale, déjà, rougi.

 « Passons à la suite. Jalousie, envie. 4762 pensées graves.

  • Mais ce n'était que des pensées ! se justifie l'homme.
  • Graves car elles vous ont poussé à l'acte, explique d'un ton clinquant l'autre. Quant aux mineures, elles sont aussi comptées, bien sûr, mais nous savons séparé le bon grain de l'ivraie. Nous ne sommes pas des monstres, Monsieur Mullins. Bien au contraire. Tout ceci est pour votre bien. Continuons. »

 Le point violet a grossi, presque autant que le rouge. Le score a encore augmenté, alors que des mots s'éparpillent en tous sens sur les écrans, pensées jalouses de Mullins aussi diverses que variées, en surimpression sur tous ces moments qu'il pensait avoir oublié – mais non, bien sûr. Il sent le feu de la honte. Puis tout devient noir.

 « Acédie. Ou paresse, si vous préférez. Comme le montre l'absence de souvenirs, on ne peut pas dire que vous soyez très croyant, au fond, Monsieur Mullins…

  • Ce n'est pas parce que je ne me rends pas à l'église tous les dimanches…
  • … et que vous ne faites pas vos prières, si ce n'est poussé par l'égoïsme ou la crainte. Certes, parfois, vous vous perdez, et vous tournez vers Lui. Mais bien vite, dès lors que la vie reprend son cours, vous L'oubliez aussitôt. Cela ne joue pas en votre faveur. »

 Le score continue de monter, les chiffres défilant à toute vitesse. Le point vert est énorme, comparé aux autres. Le nombre sans cesse grimpant est surtout verdâtre, maintenant, teinté de pourpre.

 « Avarice. Je pense que celui-ci se passe de commentaire, n'est-ce pas, Monsieur Mullins ? »

 Ce dernier acquiesce, silencieux. Le point bleu dévore presque tout le reste.

 « Gourmandise. 2506 actes de pure gourmandise. Quelle débauche… vous allez bien plus vite vers la pâtisserie que vers Dieu, on dirait. »

 Peter n'a rien à répondre à cela, ses mains tout autour de lui se jetant sur les petits plats, les desserts, les gâteaux, les glaces, tout. Toute cette nourriture, et lui, ogre affamé, dévorant tout sur son passage. Il se force à fixer celui qui lui fait face, pendant qu'autour, les flash se succèdent, scènes après scènes après scènes l'accusant chacune plus durement. Le point indigo est une sphère palpitante, obèse, prête à exploser. Le score n'a plus aucun sens.

 « Luxure. Je pense que nous nous contenterons de… ceci. Sans le son, bien sûr. »

 Peter revoit sa jeune maîtresse. C'était il y a deux ans. Il s'en souvient encore, bien sûr, tout son corps s'en souvient. Bien malgré lui, il sent poindre une érection.

 « En-dehors des liens sacrés du mariage, dans un but purement récréatif et non reproductif, et bien sûr, la cerise sur le gâteau… »

 La vue change, Peter-de-l'écran, toujours en train de culbuter son amante, regarde dans un miroir situé stratégiquement dans la chambre d'hôtel. On peut voir que derrière lui, un autre homme s'active tout autant à la tâche sur sa personne que lui sur la femme allongée sur le lit. Le Peter de la salle déglutit. Le soleil orange au mur éclabousse tous les autres. Les chiffres se succèdent, bariolés, arc-en-ciel festif bien inapproprié en l'occurrence.

 « Et enfin, l'orgueil. »

 Le point jaune est d'une taille raisonnable, en comparaison des derniers. Mais il reste tout de même énorme. Le score continue de monter, encore et encore, avant de s'arrêter d'un coup, multicolore, flashant plusieurs fois. Monsieur Mullins pense à son mouchoir, dans sa veste, stupidement. Il pense aussi à beaucoup d'autres choses. Il transpire, une goutte de sueur coule sur son front. Il se sent un peu mal. Il se dit qu'il va faire un malaise. Puis tout s'éteint, il ne reste plus que le score, insensé, il n'arrive pas à lire le nombre affiché en grand, clignotant, juste au-dessus de la tête de l'autre, il y a trop de chiffres. Il aimerait pleurer, mais il se rend compte qu'il ne sait plus comment faire. Les chiffres disparaissent à leur tour, et il n'y a plus que l'autre, la table, la chaise, et sa misère.

 « Monsieur Mullins, vous êtes dégoûtant. Répugnant. Votre vie n'a été que péché sur péché, sans aucune trace de honte jusqu'à maintenant. Vous avez été prévenu plus que suffisamment. Vous le savez. »

 L'être se redresse sur son siège. Puis, d'une voix grave :

 « Tout se paye, Monsieur Mullins. Tout. Se. Paye. »

 Peter Mullins se pourlèche les lèvres. Il tremble, de tout son long. Il ne pensait pas que cela arriverait à ce point. Il pensait mieux s'en tirer. Il se demande s'il va pouvoir y entrer, au final. Il en doute. Mais peut-être, avec un peu de chance…

 « D'accord. Combien ? »

 L'autre sourit, carnassier.

 « Je vois que vous ne perdez pas votre bon sens même dans une telle situation, Monsieur Mullins. Au regard de votre dossier… ce sera le prix fort. Aucune réduction.

  • D'… d'accord. Je… je peux le faire.
  • Nous n'en doutons pas un instant, Monsieur Mullins. Et si jamais, n'oubliez pas que nous avons un service de récupération d'organes. Ceux-ci peuvent être déduits du forfait. Et au regard d'une éternité de plaisir, qu'est-ce qu'un petit rein ? Vous ne vous rendrez même pas compte qu'il n'est plus là, de toute façon.
  • Je… je vais y songer.
  • Allons, votre intégrité physique est-elle plus importante que votre intégrité morale ? C'est un faible prix pour entrer dans le Jardin d'Eden, ne pensez-vous pas ?
  • Oui… oui, sans doute.
  • Bien. Je crois que ceci conclut cet entretien. Si vous avez la moindre question, vous pouvez vous adresser à moi ou à l'un de mes estimés collègues. Que ce soit sur la stase cryogénique, la détermination précise de votre note, la qualité de notre paradis virtuel, les conséquences potentielles de notre petite intrusion cérébrale… Nous sommes là pour ça.
  • D'accord. M-merci.
  • Mais de rien. »

 La porte s'ouvre dans un feulement feutré. L'être raccompagne l'autre jusqu'à l'entrée, puis ils passent dans le couloir où d'autres portes identiques, numérotées, sont fermées, avant qu'ils n'arrivent par où Mullins est venu initialement : l'un des grand halls d'attente de Heaven On Earth. L'autre lui serre la main, une poigne ferme, mécanique, trois coups secs puis une tape sur l'épaule qui se veut amicale, peut-être, impossible de savoir. Peter est complètement déboussolé.

 « N'hésitez pas à passer dans une de nos chapelles si vous vous sentez encore mal, Monsieur Mullins. Cela pourrait vous faire du bien. Et que Dieu vous bénisse, bien sûr. »

 Puis il se détourne de lui, l'ignore même totalement désormais. Il claque dans ses mains et crie, sans tout à fait pousser la voix, une joie perverse dans le regard :

 « Pénitent suivant ! »

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