8 - Crooked

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 L'homme descendit du taxi et regarda sa destination avec un air perplexe. Il remercia distraitement le chauffeur, claqua la porte derrière lui et resta planté là sous la pluie, plissant les yeux dans l'obscurité de ce début de soirée. Ici, il n'y avait que ces vieux lampadaires à la lueur orangée sale qui n'illuminaient guère plus que ce qui se trouvait juste en-dessous, d'autant plus qu'à vue de nez, à peu près un sur deux était éteint, chose dont il prit note sans même y penser. Et ce n'était pas comme si les commerces étaient source de beaucoup plus de lumières : à cette heure, la plupart étaient fermés, ou peu s'en fallait, et seules quelques enseignes criardes aux néons agressifs perçaient les ténèbres, ici un bar, là une boutique érotique… Pour le coup, la rue était loin d'être déserte, malgré la pluie battante et le froid qui l'accompagnait. Mais il ne discernait que des ombres furtives, des hommes et des femmes au visage morose, qui parfois le regardaient en passant devant lui mais sans jamais aucune curiosité, comme si c'était trop d'efforts pour eux. Il y avait des exceptions, toutefois. Des petits groupes, attroupés ici et là, qui le jaugeaient, marmonnaient entre eux. Adossés au mur, en train de boire des bouteilles ou des canettes…

 Il resserra son beau manteau noir sur lui et remit son chapeau en place, se protégeant comme il le pouvait de la pluie, sans pouvoir rien faire en revanche contre l'attention qu'on lui portait. Il décida de ne pas attendre plus longtemps, au risque de réellement se mettre en danger, et s'engouffra dans la petite ruelle devant laquelle on l'avait déposé, sombre et malodorante. Des déchets divers, des poubelles pleines et parfois renversées… Il sentait un soupçon de regret, mais il ne pouvait pas reculer, pas maintenant. C'est à peine s'il avait réussi à trouver le temps. Alors il ignora ce que ses superbes souliers en cuir écrasaient et progressa tant bien que mal dans la ruelle, cherchant son but dans l'ombre et le déluge. Quelques minutes plus tard, il y était.

 C'était une minuscule échoppe, sans prétention, la façade ternie et abîmée par le temps. S'il ne l'avait pas cherchée avec attention, il l'aurait manquée. Il plissa les yeux, essayant de deviner quelque chose à travers la vitre, ou bien de déchiffrer les lettres écrites sur la devanture, mais le verre était sale et épais, ne laissant qu'à grande peine passer une lumière floue, et l'enseigne avait trop souffert d'années de négligence pour y lire quoique ce soit. Il s'ébroua et se força à se rendre jusqu'à la porte. En d'autres temps, en d'autres circonstances, il aurait ressenti une anxiété monter en lui, alors qu'il s'apprêtait à appuyer sur cette vieille poignée en métal, tordue et éraflée. Mais il avait plus de cinquante ans, maintenant, et bien des choses s'étaient passées depuis ses vertes années. Il ne laissait plus grand-chose le terrifier ou l'arrêter, maintenant. Sans faillir, il déclencha la poignée rouillée et entra.

 Une clochette sonna tristement, et il cligna des yeux en se retrouvant d'un coup sous une lumière triste et jaunâtre, un peu trop agressive pour ses pupilles. La porte se referma d'elle-même dans un claquement, et il n'eut même pas le temps d'assimiler ce qui l'entourait que quelqu'un l'interpellait déjà :

  « Bonjour, bonjour ! Que puis-je faire pour vous ? »

 Le vieillard lui fit signe de venir à lui, derrière son comptoir. L'homme obtempéra, examinant le bric-à-brac autour de lui sans trop y prêter d'attention. Il faut dire qu'il était surtout focalisé sur l'être étrange qui lui souriait de toutes ses dents tordues. Tout lui paraissait hideux ou disgracieux chez cet homme, malgré son air avenant. Son visage était une sorte de poire flétrie étirée vers le haut, son crâne chauve recouvert de rides entremêlées en tous les sens. La seule pilosité sur sa tête était ses sourcils, asymétriques, le gauche toujours immobile, fin et plat, l'autre une sorte d'épaisse chenille velue, sans cesse en mouvement, se soulevant de manière sporadique sans raison apparente. Il portait aussi des énormes lunettes rondes aux branches fines mais aux lentilles démesurées. En permanence voûté, sa tête se retrouvait plus basse que ses épaules, son dos une bosse pointue dressée derrière lui comme une montagne. Il se frottait ses mains aux doigts fins et longs mais aux articulations noueuses, et lorsqu'il les agitait de temps à autre, sa dextérité et sa rapidité donnait l'impression de branches fines se secouant dans le vent. Le quinquagénaire finit son approche avec un soupçon de circonspection, mais il ressentait surtout du dégoût plus que de la peur face à ce vieillard au corps déformé en tous sens.

 « Bonsoir, répondit-il en se tenant droit face au commerçant sénile. On m'a dit que vous pourriez m'aider.

  • Oh ! Oh. Oui, je vois, je vois, chevrota le vieil homme. Je vois. Rejoignez-moi dans l'arrière-boutique, je vous prie. »

 L'homme au manteau noir suivit le pas traînant et inégal de l'autre jusqu'à une petite salle arrière. Une banale table en bois et deux chaises face-à-face s'y trouvaient, révélées par une ampoule solitaire que le vieillard alluma d'une chiquenaude sur un interrupteur démodé au moins cinquante ans plus tôt. Il indiqua à son invité de s'asseoir, et fit de même une fois que celui-ci se fut posé, faisant craquer son siège.

 « Vous pouvez retirer votre manteau, vous serez plus à l'aise, caqueta le vieillard.

  • Non merci. J'espère que tout ceci sera bref.
  • Comme vous voudrez. » Un temps. « Dites-moi votre problème.
  • En ai-je besoin ?
  • Non, en effet. Je ne vois que ça depuis tout à l'heure. »

 L'homme s'empourpra. Il lança, en colère :

 « Je ne vous permets pas… Avez-vous bien conscience à qui vous parler ?

  • Non, pas vraiment, répondit l'autre d'une voix amusée. Je vous dis juste ce que je vois.
  • … Bon. Et vous pouvez faire quelque chose ?
  • Ça dépend. »

 L'autre cligna des yeux plusieurs fois, avant de poser avec fermeté ses mains sur la table, faisant crisser ses gants en cuir.

 « On m'a assuré que vous étiez apte à m'aider. Je n'ai pas dépensé tout mon temps ni mon argent pour m'entendre dire…

  • Oh, je peux vous aider, jeune homme, l'interrompit l'autre. Tout dépend de vous, pas de moi.
  • Que… quoi ?
  • Que souhaitez-vous ? »

 Le quinquagénaire cligna des yeux. Il n'avait pas l'habitude qu'on le traite ainsi, et il n'aimait pas perdre ainsi pied dans une conversation. Agacé, il cria presque :

 « Mais que ça cesse, bordel ! Je me sens mal, je ne mange presque plus, je dors à moitié ! Tout allait bien, et maintenant j'ai ce… ce mal-être permanent ! Et rien n'y fait ! Alors dites-moi que vous pouvez faire votre putain de travail, je vous paye, et tout redevient comme avant, merde ! »

 Un lourd silence suivit cette déclaration. Le vieillard hocha la tête plusieurs fois, avant de dire :

 « Vous ne savez pas d'où ça vient ?

  • De quoi ?
  • Ce que vous ressentez. »

 L'autre rit.

 « J'ai mes doutes, oui. Alors allez-y, faites votre travail.

  • Vous ne m'avez pas compris, je crois. Cela ne dépend pas de moi. Mais de vous. Que voulez-vous, exactement ? »

 L'homme au manteau resta coi, son regard fixé sur son vis-à-vis.

 « Je veux que tout redevienne comme avant.

  • Si cela redevient comme avant, cela recommencera au bout d'un moment. Je m'y connais, en choses tordues, monsieur Voncower. Comme vous pouvez le voir, n'est-ce pas ? »

 Il gloussa un peu.

« Je croyais que vous ne saviez pas qui j'étais.

  • Disons que je l'ai… deviné.
  • Cessez de jouer. Pourquoi parlez-vous d'une chose tordue ? De QUOI parlez-vous, exactement ?
  • Je répare, monsieur Voncower, déclara évasivement le vieillard. Beaucoup, beaucoup de choses. Je redresse, je remets en place. Et si vous le souhaitez, je peux vous aider. Temporairement ou… définitivement. Si je vous aide temporairement, vous n'aurez qu'à prendre sur vous. Inspirez-vous de votre jeunesse, de vos idéaux d'antan… vous ne connaîtrez alors plus jamais de soucis, tout du moins, jamais rien de grave.
  • Et définitivement ?
  • C'est… plus radical. »

 Les mains gantées se serrèrent l'une contre l'autre. Voncower déclara sobrement :

« Je me fiche de cela. Si vous me dites que cela ne me dérangera plus jamais, j'accepte.

  • Vous rendez-vous compte que c'est irréversible ?
  • Oui. Non. Pas vraiment. Je m'en fous. Faites ce que vous avez à faire. J'ai de quoi payer. »

 Le vieillard soupira.

 « Je le vois bien. Ne vous inquiétez pas, je prendrais ce qui m'est dû. »

 La clochette tinta avant que la porte ne claque juste derrière. Voncower avait été très satisfait de l'opération, du moins le croyait-il. Cela avait été long et un peu douloureux, mais l'extraction s'était faite sans encombre. Le vieillard se demandait s'il avait bien fait, d'accepter de travailler pour ce politicien véreux, corrompu au possible, à la morale plus qu'élastique. Peut-être aurait-il dû le laisser moisir dans ses regrets, bien tardifs face à tous ses méfaits, justice bien pauvre quand à ce qu'il avait commis. Mais quelque part, ce qu'il lui avait fait était bien plus terrible encore… De son pas claudiquant, il retourna dans l'arrière-salle et récupéra la nouvelle pièce de sa collection, qu'il alla ranger avec les autres à l'avant, prête à être vendue au plus offrant. Sa forme, biscornue, tordue, ses couleurs, d'or sombre et de rouge sang, le tout teinté d'un noir pollué… Terrible et splendide. Il en tirerait un bon prix.

En sifflotant, le collectionneur d'âmes rangea la boule de verre contenant son nouveau trésor au milieu des autres, et retourna derrière son comptoir en traînant les pieds. Il savait qu'une nouvelle âme torturée ne tarderait pas à rentrer dans sa boutique, et pour ne jamais en ressortir, comme trop souvent. Cela le chagrinait un peu, quelque part, mais après tout, ce n'était que son travail. Et de toute façon, il ne regrettait pas vraiment.

Sa propre âme était bien rangée, à l'abri dans un coffre sous sa caisse.

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