3 - Poison

7 minutes de lecture

"Tout est poison, rien n'est sans poison ; ce qui fait le poison, c'est la dose."

  • Paracelse

 Pour l'œil profane, le palais en pleine nuit était d'un calme absolu, sans aucune présence humaine hormis celle du garde occasionnel sommeillant à moitié à son poste. Mais c'était ignorer ce qui se passait sous la surface : à toute heure de la nuit, une cohorte de domestiques s'affairait en silence, allant de pièces en pièces, terminant les dernières tâches de la journée ou préparant les premières de la suivante, sans parler de tous les menus services nocturnes auxquels ils étaient affiliés. Et il était bien entendu d'eux que leur service se fasse en silence : nul ne devait troubler la quiétude nocturne, le sommeil de la noblesse et des invités occasionnels. En somme, une horde silencieuse et versée dans la discrétion la plus extrême parcourait sans relâche les couloirs.

 Et c'était précisément ces gens-là qu'elle devait s'efforcer d'éviter.

 Les gardes étaient prévisibles, patrouillant méthodiquement et répétitivement, ou restant immobiles à attendre, somnolents, la prochaine relève. Ils parlaient à l'occasion avec leurs compères assujettis au même sort, et, au fond, ne faisaient pas vraiment d'efforts pour être discrets. Ce n'était pas leur rôle, et ce n'était pas ce qu'on leur avait appris : ils devaient être voyants, dissuasifs par leur seule présence, et faciles à trouver en cas d'imprévu. Cela ne les rendait que trop faciles à contourner, esquiver.

 Mais les domestiques… C'était autre chose. Fort heureusement, ils restaient peu nombreux comparé au nombre employé en journée, mais le moindre serviteur déboulant au mauvais endroit au mauvais moment parce qu'un noble quelconque avait eu une petite soif au milieu de la nuit, et voilà qu'elle se retrouvait face à face avec un idiot en livrée éberlué. Bien sûr, la plupart usaient de lampes, mais beaucoup la gardaient couverte ou à moitié éteinte, de sorte qu'elle ne les voyait parfois arriver qu'au tout dernier moment. Pire encore : certains, habitués à de tels trajets nocturnes, se contentaient de la lumière lunaire se déversant par les grandes baies vitrées, ou bien des lampes aux murs allumées ici et là, si bien qu'ils n'étaient que des ombres furtives progressant d'un pas rapide et discret dans le noir.

 Tout comme elle présentement, au fond.

 Elle se glissait dans la pénombre sans même y penser, progressant sur le parquet luisant et les tapis épais avec souplesse, passant de recoin en recoin sans faire le moindre bruit. Elle approchait de son but en silence, regrettant de ne pouvoir faire autrement. Mais elle n'avait d'autre choix si elle voulait mener à bien son affaire. Aussi, lorsqu'elle aperçut enfin l'une des nombreuses portes donnant sur les appartements princiers ne put-elle s'empêcher de ressentir un profond soulagement. Elle se posa dans un coin et scruta les alentours pendant de longues minutes, attentive.

 Accéder aux appartements ne serait pas aisé, des gardes étant postés à intervalles réguliers. Mais elle connaissait le plan du palais parfaitement, et les patrouilles et relèves étaient gravées dans sa mémoire. Elle n'avait qu'à attendre le moment opportun pour se faufiler. Moment qu'elle devait prendre son mal en patience pour voir arriver, malgré sa position. La moindre personne qui arrivait du bon angle et c'en était fini d'elle. Mais elle ne pouvait qu'attendre…

 Au bout d'une éternité, enfin, le garde qui lui bloquait le passage se décida à bouger, agitant ses jambes et ses bras en grommelant. Sans un bruit, elle s'élança, longeant le mur et passant juste dans son dos en retenant son souffle. Lorsqu'il reprit sa posture initiale, elle était déjà loin, actionnant avec toute la discrétion dont elle était capable la poignée de la porte qui lui barrait le passage vers l'une des salles formant l'ensemble de la suite princière. Elle glissa à l'intérieur et referma la porte avec la même furtivité et resta prostrée accroupie en guettant les ombres.

 Elle était dans ce qui ressemblait à un salon, ce qui correspondait parfaitement à ce dont elle se souvenait. La nuit, ici, il n'y avait personne. Elle prit toutefois bien le temps de scruter chaque recoin avant de daigner se remettre en mouvement, au cas improbable où quelqu'un se serait attardé pour une raison quelconque dans l'obscurité. La prudence était de mise, si près de son but. Ne remarquant rien d'autre que les formes sombres des meubles à peine visibles dans la nuit noire, la seule lueur provenant de sous les portes et de derrière les volets clos, elle continua sa route, droit vers l'une des portes latérales.

 Elle inspira profondément. Si on ne lui avait pas menti, désormais, le plus dur était fait. Exceptionnellement, en ce jour, elle serait seule. En toute autre occasion, des domestiques seraient à portée d'oreille, prêts à répondre au moindre appel. Mais cela, elle ne pouvait le vérifier que d'elle-même. Le corps tendu, elle ouvrit la porte… et passa dans un boudoir vide. Elle le traversa à grandes enjambées, ses pieds passant sur les gigantesques tapis sans un bruit. Elle manqua cogner une table basse mais la vit au dernier moment. Elle jura presque mais se reprit. Elle se sentait fébrile, maintenant. Son cœur battait à tout rompre. Une fois à la porte, elle prit sur elle de souffler le plus longtemps possible, une inspiration, une expiration. Sa main tremblait presque, chose qui l'aurait amusé en d'autres circonstances. Voilà qui ne lui était pas arrivé depuis si longtemps… Elle secoua la tête et retrouva son sang-froid en quelques instants. Elle avait à faire.

 Dans un grincement à peine audible qui lui fit serrer les dents, elle poussa l'une des deux portes menant vers la chambre. Ici, la pâle lueur des étoiles illuminait la scène, les volets et rideaux ouverts en grand. Pendant un temps, elle craignit… mais non. Elle voyait la masse informe dans le lit. Elle jeta à peine un œil pour vérifier qu'elle était bien seule, mais si quelqu'un d'autre se trouvait là, on aurait déjà sonné l'alarme. Alors, d'un pas fluide, elle glissa jusqu'au lit, tel l'archange de la mort. Elle tendit la main vers la masse noire… Elle fronça les sourcils. Ce n'était pas…

 « Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?! »

 La forme dans le lit se retourna, toujours profondément endormie, révélant un jeune homme svelte aux traits plaisants, entièrement nu sous les draps légers. En revanche, à l'autre bout de la pièce, en travers d'une porte entrouverte, la princesse la regardait avec de grands yeux ébahis. L'intruse fit mine de baisser le ton tout en murmurant précipitamment :

 « Ma Dame, c'est… c'est moi ! »

 L'autre plissa les yeux en entendant sa voix, avant de reprendre en chuchotant à peine :

 « A-Amandine ? Mais… qu'est-ce que tu fais là ?

  • M… moins fort, Votre Altesse ! Je… je suis venue pour… pour vous voir… »

 La princesse s'était avancée de quelques pas, et elles se trouvaient désormais de part et d'autre de la couche où sommeillait toujours en ronflant le jeune homme endormi. La demoiselle la regardait les yeux écarquillées, sans arriver à croire à sa présence. Elle finit par déclarer :

« Mais… me voir ? Pourquoi ?

  • P… par amour ? »

 Elle aurait voulu ne pas hésiter sur cette phrase. Elle s'aimaient, toutes les deux, elles se l'étaient dites l'une à l'autre toute la nuit, ce fameux soir où elles s'étaient rencontrées, dans cette fête bien trop grande et ennuyeuse. Toute la nuit, leur amour avait été professé, murmuré, crié même, jusqu'à ce que le petit matin les sépare l'une de l'autre. Mais alors, elle lui avait promis de venir la revoir, dès qu'elle le pourrait. Chose dont la princesse semblait se rappeler juste alors.

 « Mais… mais enfin, non !

  • C… comment ?
  • Non ! Je veux dire… » La princesse soupira. « Amandine, je t'apprécie beaucoup mais… pas comme ça. Pas à ce point. Cette nuit était très… très agréable, mais ce n'était qu'une nuit. Tu comprends ? »

 Le cœur d'Amandine se figea. Tout le long de son dos, un horrible frisson déversa une douleur froide qui gela sa poitrine, bloqua sa gorge, fouailla ses entrailles. Jambes tremblantes, vacillante, elle n'entendait plus que cette petite voix au fond de son crâne qui, pernicieuse, lui murmurait qu'elle lui avait bien dit, que tout ceci était la chose la plus idiote qu'elle ait jamais faite. Difficilement, elle se rattrapa au baldaquin, et vit réellement pour la première fois le jeune homme dans le lit de sa princesse pour ce qu'il était. Elle déglutit trois ou quatre fois, sans jamais vraiment y arriver, reculant en chancelant : la princesse, en robe de chambre, l'homme endormi… des larmes lui brûlèrent les joues, sa gorge se resserra encore plus.

 « Oh, Amandine, ma pauvre… »

 Le ton. C'est ce qui l'acheva et mit fin à sa torpeur. Mécaniquement, Amandine dégaina de sous son haut un minuscule couteau, caché là au cas improbable où elle aurait dû se battre pour sa vie. Dans la pénombre, l'éclat du métal brilla de mille feux. La princesse eut une inspiration horrifiée.

 « Amandine, non ! »

 Celle-ci se dirigea vers la tête du lit… et planta rageusement sa lame dans l'oreiller sur lequel sommeillait l'amant assoupi, qui s'éveilla enfin en hurlant de terreur. Amandine le scruta un instant avant de jeter un dernier regard à la princesse.

 « S'il a quelque jugeote, il fera ce que je n'ai osé faire et plantera lui-même la lame dans votre poitrine. Adieu. »

 Sur ces mots, elle ouvrit grand la porte-fenêtre et bondit dans les bras de la nuit, le double poison de la jalousie et de l'amour brûlant ses veines et son esprit.

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