Passé, présent, futur, ces termes semblaient appartenir à une autre époque. Inerte, allongé sur un lit d’hôpital, Vyrian paraissait mort. Seul le bip régulier du moniteur attestait sa survie. Son corps, amaigri par des années d’immobilité et de privation, renfermait néanmoins un esprit fonctionnel.

Lorsque Vyrian était entré en transe, jamais il n’aurait cru avoir accès aux moindres pensées des survivants reliés par un vaste réseau de câbles. Tous connaissaient son existence, pourtant tous en faisaient abstraction. Plongé dans le flux des pensées, le monde extérieur s'effaçait. Ainsi, il ne se préoccupait pas de son apparence physique. Qu'il s'agisse de son corps chétif, ou bien de son allure négligée, il s'en moquait. Dans son esprit, il était toujours ce trentenaire brun au teint mat, à l'avenir prometteur.

Seulement, ce futur radieux avait pris fin lors de l’opération Télépathie®. Les années avaient passé et la routine s’était installée, faisant de son quotidien un véritable calvaire. Cette expérience inédite s'était rapidement révélée insupportable. Dès les premiers instants, les souvenirs s'étaient mélangés sans aucune cohérence. Afin de ne pas sombrer dans la folie, il n'avait eu d'autre choix que de les trier, de les analyser et enfin, de les comprendre.

Des heures durant, il avait recomposé pièce par pièce les instants d’une vie révolue. Il obtenait finalement quelques scènes fugaces : des réminiscences de jours heureux, pour la plupart. Vyrian ne pouvait s’empêcher de se sentir honteux dans ces moments-là. Il avait l’impression de dérober l’intimité d’un moment qui ne lui appartenait pas.

Tel était l’inconvénient de l’opération Télépathie®. Initialement lancé dans le but de lier les esprits afin de trouver une solution pour sauver la planète, cet échange communautaire avait bien vite perdu sa fonction originelle et s’était reconverti en réseau d’entraide. Les personnes s'échangeaient leurs souvenirs, leurs émotions afin d'éviter de ruminer sans cesse leur propre situation.

Seulement, par manque de contrôle, les survivants s’étaient perdus dans leurs pensées, les partageant sans le vouloir. Depuis, elles circulaient librement. Aucune douane psychologique n’existait pour séparer les idées décentes des inconvenantes.

Heureusement, Mère veillait à ce que tout cela ne dégénère pas. L'intelligence artificielle surveillait leurs constantes vitales, attentive à leur santé mentale. Elle s’assurait qu’aucun survivant ne développe de psychose ou de dépression, au risque de la propager.

Vivre dans le passé produisait des effets différents selon les personnes. Pour Vyrian, cette saturation d'informations lui renvoyait l'échec de son peuple. Ils n'étaient parvenus à prendre soin de leur foyer. Il s'était peu à peu délité et avait signé la fin de leur existence. Pour échapper à ce funeste sort, les survivants n'avaient eu d'autre choix que de se réfugier dans des installations souterraines.

A deux reprises, ils avaient fui. Lorsque le climat s’était dégradé, ils n'avaient su se remettre en question, laissant les conditions climatiques s’aggraver. Ils s’étaient soustraits à leur obligation : ce monde était le leur, ils se devaient de l’entretenir. Au lieu de cela, ils l’avaient laissé agoniser. Lorsqu’ils avaient enfin ouverts les yeux, ils s’étaient réfugiés dans l’attente que la situation s’apaise. Ils n’étaient rien de plus que des lâches. Quand Vyrian avait tenté de rappeler leurs responsabilités aux rescapés, ils s'étaient chaque fois muré un peu plus dans leurs souvenirs.

L’opération Télépathie® offrait une infinité de possibilités. Pourtant seules deux options étaient utilisées : la conversation par pensée, bien sûr, mais également une communication virtuelle à l’aide d’avatars. Il s’agissait des représentations mentales des survivants. Si bien qu’aussi loin que puisse porter son regard intérieur, Vyrian observait tout autour de lui des corps lovés sur eux-mêmes, visualisant inlassablement des souvenirs chers à leurs cœurs.

Vyrian se sentait prisonnier de cette toile mnésique. Chaque souvenir tissait un peu plus sa prison psychique. Il avait beau réfléchir, il ne voyait nulle échappatoire. Son esprit était sans cesse assailli de pensées parasites. Quant à son corps, il n'était plus qu’une épave. Vyrian faisait tout pour ne pas laisser son esprit s’engourdir. Il n’avait d’autre souhait que de sauver son monde. Son seul regret était de ne pouvoir agir, contraint à une passivité forcée. Bien qu’il ne le sache pas encore, son désir de tirer les leçons du passé s’avérait précieux aux yeux de Mère.

Le voyant d’une tour de contrôle clignota dans l’obscurité de la salle, une barre de progression apparut à l'écran. De petits bips réguliers et discrets ponctuèrent le téléchargement des données, signe que l'intelligence artificielle chargeait la meilleure formulation possible. Après analyse, Mère interpella Vyrian sur un réseau privé.

— Vyrian Nantis, enseignant-chercheur en biologie, votre aide est requise.

Surpris, l’intéressé renvoya une image de lui-même haussant un sourcil. Mère ne communiquait jamais directement aux survivants, elle leur transmettait leurs bilans quotidiens par Télépathie®.

La peur et l’euphorie prirent possession de sa projection mentale dans une alternance de brouillage et d’illumination. Vyrian craignait la demande de l’intelligence artificielle, mais d’un autre côté, il espérait qu’il s’agisse de la seconde chance qu’il désirait tant. Plus que tout, il souhaitait agir. Il ne pouvait laisser passer une telle occasion, quelle qu’elle soit. D’une voix qu’il espérait déterminée, il répondit à Mère.

— En quoi puis-je vous aider ?