Chapitre 6 : Cérémonie

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Plongé dans ses pensées, le chercheur n’accorda que peu d’attention au trajet emprunté par les deux sœurs. Lorsqu’il cessa de ruminer, elles se trouvaient dans une grande prairie. Sur l’herbe récemment fauchée, des peintures délimitaient les terrains. Tout autour, des estrades les surplombaient, offrant une vue panoramique sur la Cérémonie qui se déroulerait en contre-bas. Des étendards s’agitaient sous l’effet d’une brise discontinue. Mère fit une présentation succincte à Vyrian.

Quatre contrées regroupent l'ensemble des villes et villages du Monde Mythique. Au nord, Alteryx, village de dompteurs. Leur drapeau est facilement reconnaissable au flocon argenté à sept branches à l’extrémité desquelles les têtes des créatures mythiques de la région sont présentées de profil.

A l’est se trouve la Confrérie, refuge d’érudits souhaitant parfaire leur art en toute quiétude. Leur étendard se reconnait au grimoire sur lequel une lame et une plume se confondent. Les érudits considèrent la connaissance comme une arme à double tranchant pouvant aussi bien guérir que blesser, détruire comme créer.

A l’ouest, la cité fluviale d’Hydrios. Une fontaine figure sur leur drapeau, fierté du village. Très réputée pour les propriétés curatives de son eau. De grands guérrisseurs en vantent les mérites, ce qui contribue à augmenter la renommée du village. Tous les habitants ont d'ailleurs une formation de soigneur qu'ils complètent selon leurs prédispositions.

Et au sud, la capitale des artisans, Hemyra. L’étendard est reconnaissable au marteau et à l’enclume croisés. Son architecture emblématique est due au don de modélisation de ses habitants. Ils peuvent, à partir de matières premières, utiliser la magie et façonner toutes sortes d'objets auquels ils confèrent des propriétés magiques. Ce sont d'ailleurs les inventeurs des armes convertibles.

Vyrian assimila les informations. Suivant la même logique, il parvint sans mal à comprendre que la multitude de drapeaux aux proportions plus modestes représentaient les bourgs sous le contrôle des quatre principales contrées. Les couleurs de fond permettaient de faire les associations.

Il vit en périphérie de son champ de vision une nouvelle fenêtre s'ouvrir. Les prémices d'une carte se dessinaient suivant les indications de Mère. Un toussotement mécanique mit fin à sa contemplation. Vyrian se reconcentra sur la prairie. La fenêtre se ferma.

Chaque année, la cérémonie rassemble des centaines de candidats. Certains voyagent pendant des jours avant d’arriver sur les lieux. Dans un souci d’équité, l'endroit est changé tous les ans.

Partout où Vyrian posait le regard, des jeunes discutaient joyeusement. Ils semblaient heureux de participer à la Cérémonie. Un groupe interpella les jeunes femmes. Ylméria les salua chaleureusement, tandis que Yomi gardait le regard rivé vers le village. Le chercheur focalisa son attention sur les nouveaux venus, certains tenaient des instruments. Vyrian les prit pour des bardes, mais Mère le corrigea.

— Les bardes n’utilisent pas de Violeâmes, c’est interdit. D'une part, parce qu'ils ne sont pas formés pour, certains modèles peuvent se transformer comme vous avez pu le voir avec l’arme de Yomi. D'autre part, ces instruments permettent de prendre le contrôle des émotions d’une personne et de la faire agir contre sa propre volonté. Une mauvaise utilisation peut entrainer chez la cible des troubles comportementaux. De ce fait, leur réglementation est très stricte. Tout abus est sévèrement puni.

Vyrian n’osait imaginer l’utilisation d’une telle arme dans son monde. La corruption n’en aurait été que plus importante. A cette idée, le chercheur frémit. Aussitôt, il tenta de chasser cette pensée, préférant se focaliser sur Yomi.

La jeune femme ne semblait pas à sa place dans ce groupe de joyeux lurons. Lorsque son regard ne s’attardait pas sur son village, elle observait les environs. Le scientifique devina sans mal qu’elle recherchait la présence des Sanctionneurs. Quand bien même elle les détecterait, que pouvait-elle faire ? Vyrian l'imaginait mal parvenir à prévenir tous les participants, d'autant plus s'ils n'avaient pas conaissance de la menace qui planait sur eux.

Intrigué, il ne quittait pas la jeune femme des yeux. Le dos tourné, Yomi ne vit pas l'un des garçons commencer à frotter les cordes de son arme. Avant que les premières notes de musique ne lui parviennent, son corps commençait déjà à esquisser le début d’une chorégraphie. La jeune femme brisa l’enchantement. Le regard qu'elle lança à l'adolescent ne laissait rien présager de bon.

La bonne humeur fit place à une hostilité palpable. Vyrian observait Ylméria tenter de calmer la situation. Pendant ce temps, Mère indifférente aux états d'âmes des jeunes gens, expliqua le fonctionnement des Violâmes au chercheur.

Le point faible de ces armes réside dans les premières notes. Les habitants y étant sensibilisés, il est plus difficile de les contrôler. Seul un prodige peut transformer une personne en une marionnette. Un apprenti sera potentiellement plus dangereux. Sa maitrise ne lui permettra pas de prendre le contrôle de son adversaire. Par contre, les dégâts qu'il infligera au cerveau de sa cible seront hasardeux, ce qui entrainera chez la personne un comportement incohérent. A l'inverse, si un expert décide de léser le cerveau de son adversaire, il le fera avec doigté. Les premiers signes ne seront pas visibles ce qui empêchera par la suite toute récupération totale.

Plus Vyrian en apprenait, plus il redoutait les effets d'un tel objet.

— On ne peut jamais savoir à quoi s'attendre avec une telle arme.

Même en connaissant le peu de risque qu'encourait Yomi dans le cadre de la Cérémonie, Vyrian comprennait sa colère. Lui-même n’aurait surement pas mieux réagi. Alité, seules ses émotions et ses pensées le démarquaient de ses compagnons d’infortune. S'amuser des sentiments d'autruis était intolérable !

Des trompettes annoncèrent le début de la cérémonie. Ylméria entraina Yomi dans les gradins et mit ainsi fin à la querelle naissante. A peine assises, un homme fit son apparition et annonça le début des festivités.

— Je me nomme Cirys. Je suis l'organisateur de la Cérémonie. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue. Jeune génération, vous êtes le futur de ce monde. Votre enfance à présent révolue, une nouvelle vie s'offre à vous. Soyez-en dignes ! Portez fièrement vos couleurs ! Avant toute chose, vous devrez triompher des épreuves qui vous attendent et vous montrer digne de vos enseignements. Que les festivités commencent !

Enthousiaste, le public se leva et acclama le début des épreuves. Tambours et trompettes se turent. Les enseignants des différentes disciplines défilèrent, montrant chacun la maitrise de leurs arts respectifs. Les démonstrations s’enchainèrent.

Yomi apprécia le spectacle, tout comme sa sœur qui n’en perdait pas une miette. Des étoiles dans les yeux, elle retrouva rapidement ses esprits lorsqu’elle vit le ciel s’assombrir. Une tempête se préparait.

Le teint de la jeune femme blêmit, sa peau se fit livide, ses yeux se révulsèrent. Elle s'évanouie. Ylméria ne vit que tardivement sa soeur inconsciente aux pieds de sa chaise. Inquiète, elle se pencha au-dessus d'elle et tenta de la relever.

Le chercheur ne parvenait pas à comprendre ce brusque changement de situation. La réponse ne se fit pas attendre. Des masses informes sortirent des nuages. Il émanait d'elles une aura malfaisante. Vyrian en frissonna. Il comprenait à présent la nervosité de Xam et la réaction de la jeune femme. Sa grande sensibilité avait provoqué son évanouissement.

Les craintes du scientifique étaient donc fondées. Il en était persuadé, il s'agissait des Sanctionneurs. Mère ne le contredit pas. Ainsi tels étaient les Sanctionneurs, charognards spectraux, ils fondaient sur la foule.

L'un d'eux fonça sur Yomi. Ylméria le perçut juste à temps et poussa sa sœur sans ménagement, pour l'écarter de la trajectoire. Sous l'impact du choc, Yomi reprit conscience. Désorientée, elle se redressa fébrilement, meurtrie par sa chute. Sans demander son reste, elle dévala les marches et rejoignit sa sœur tombée en bas du gradin après l'avoir poussée. Ylméria était mal en point, du sang coulait le long de sa tête. Malheureusement, dans sa précipitation, Yomi attira l’attention d’autres Sanctionneurs. Le souffle court, elle passa l’un des bras d’Ylméria par-dessus sa tête et elles s’éloignèrent.

L’ordre qui régnait plus tôt faisait place à une foule terrorisée. Les gens se bousculaient dans une lutte sans merci dans l’espoir d'échapper à ces ennemis intangibles. La résistance qui s'organisa fut impuissante. Les attaques passaient au travers des spectres et blessaient les fuyards. Les humains firent couler le sang, les Sanctionneurs disparaitre les corps. Ils ne semblaient viser personne en particulier. Ils fonçaient çà et là, fauchant les vies sur leur passage. Par simple contact, les corps disparaissaient, les auras magiques s’évanouissaient.

La cohue qui faisait rage autour des deux soeurs se dissipait à vue d'oeil. La progression de Yomi en fut facilitée. Malgré tout, sa démarche était incertaine. L'une de ses jambes semblaient se dérober sous son propre poids. Quant à Ylméria, sa tête pendait mollement. Yomi n'avait d'autre choix que de la trainer pour la faire avancer.

Un masque de peur et de désespoir revêtit ses traits. Impuissant, Vyrian tentait de donner un sens à la scène qui se déroulait sous ses yeux. Sans qu’il s’en aperçoive, les expressions de terreur observées trouvèrent en lui un écho. Un autre paysage s’était logé sur sa rétine. Les pupilles dilatées, le souffle court, les habitants fuyaient sur l’asphalte endommagée par les récents séismes. Les buildings s’effondraient de toute part.

En quelques instants, les fiers édifices trônant sous les cieux s’étaient retrouvés à terre, soulevant dans leur chute un impressionnant nuage de poussière. Toute trace de leur gloire passée s’était envolée. Cadavres et gravats jonchaient le bitume dans un assortiment macabre. Vyrian restait de marbre. Ses constantes vitales imperturbables. Revivre au quotidien les mêmes scènes ancrées à jamais dans l'esprit des survivants de son monde, le laissait insensible. Tel un film visionné trop de fois, il s'en était lassé. Le scientifique souffrait de ce manque émotionnel, il ne se reconnaissait plus. La mort semblait l'indifférer.

Jusqu'à présent, seule l'innocence de la jeune Mysticys était parvenu à raviver en lui d'infimes sensations. Une part de lui, lui en était reconnaissante. Quant à l'autre, elle appréhendait la souffrance qui allait de paire avec ce regain d'émotions.

Le cœur lourd, il regarda Yomi découvrir la détresse qui l'avait un jour habitée. À bout de souffle, épuisée par l’effort, la jeune femme continuait sa laborieuse progression. Bousculée, elle perdit l’équilibre. Sa sœur lui échappa et s’effondra.

Pour le chercheur, plus rien n’avait d’importance. Le monde se réduisait désormais à la jeune femme blonde et au spectre fondant sur elle. Yomi bondit sur sa sœur, ultime rempart face à la masse informe. La marque irradia de nouveau de sa main. Tous purent la voir distinctement, y compris le spectre. La créature maléfique émit un mouvement de recul et propulsa Yomi au loin. Elle percuta de plein fouet un tronc d’arbre. Son corps émit un craquement sinistre. Elle s’effondra telle une poupée de chiffon. Sans protection, Ylméria disparut emporté par le spectre.

Yomi resta là, immobile. Vyrian, le regard rivé sur l’endroit où quelques instants avant se tenait Ylméria, ressentit une pointe au cœur. Bien que ne connaissant pas la jeune femme, sa disparition lui procurait la douloureuse sensation de revivre la perte de sa bien-aimée. L’injustice de la situation lui étreignit le cœur.

Lorsque Yomi reprit connaissance, la nuit tombait. Vyrian ignorait combien de temps s'était écoulé, il ne pouvait détacher ses yeux de la scène. Le choc des derniers événements le laissait pantois. Il vit Yomi se redresser péniblement. Ses habits en lambeaux maculés de sang et de terre. Du sang coagulé poissait ses cheveux et son visage. Elle devait s’être déboité l’épaule, son bras droit désarticulé pendait mollement.

Chancelante, elle se dirigea vers le centre de la clairière qui n’avait à présent plus rien d’un lieu de festivité. La mort, implacable, avait pris possession des lieux. Les étendards gisaient dans la boue. Les gradins, seuls éléments intacts, donnaient à ce lieu un aspect lugubre. Le clair de lune reflétait çà et là des tâches cuivrées. Voyant qu’il n’y avait pas la moindre âme en ce lieu de désolation, Yomi rebroussa chemin. Elle cria le nom de sa sœur. A force d’appels répétés, sa voix s’érailla.

La voix rauque, elle clopinait, vérifiant chaque endroit où sa sœur aurait pu se refugier, mais elle ne la trouva pas. Ni elle, ni personne d'autre. Yomi trébucha à plusieurs reprises et s’écorcha les mains, le visage, les genoux. Pourtant, inlassablement, elle se relevait et poursuivait ses recherches.

Vyrian percevait le désespoir de la jeune femme. Il ne le comprenait que trop bien. Ce sentiment ne semblait pas vouloir le quitter. Ultime relique de son humanité. La souffrance de Yomi était palpable. Des sanglots commencèrent à soulever sa poitrine. Elle chassa les larmes qui encombraient ses yeux d’un revers de manche. Epuisée, elle laissa ses pas la ramener à l’entrée du village.

Inquiet, Vyrian avait la désagréable impression de revivre un cauchemar. Au fond de lui, il connaissait la suite des événements : ce monde courait à sa perte.

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