6.

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 Je n'ai pas à m'inquiéter : je participe à l'effort national en produisant ma valeur ajoutée au PIB. Je ne vois pas où il voulait en venir, mais c'est ce que m'a dit mon père en substance, le soir même, quand j'ai affiché une mine déconfite après l'épisode de la sauce piquante.

 J'ai mis le paquet, niveau déconfiture. J'ai l'impression que mon coup de foudre pour Aïcha a brûlé mon corps au troisième degré. Alors je compense pour pas que ma famille remarque mon état.

 Faut que je vous parle un peu de ma famille. La famille, ça explique beaucoup ce que l’on est.

 Enfin, ça, c’est Patrick qui le dit. Patrick ? Je vous parlerai de lui plus tard.

 Ce soir-là, donc, ma mère m'avait préparé des spaghettis sauce bolognaise, mon plat préféré. Elle fait une sauce maison sublime. La plupart des gens oublient toujours de mettre du céleri dans la Bolognaise. Cet oubli gâche tout, je trouve.

 Toute la famille m'a encouragé à m'accrocher, il y a pire comme boulot et on est tous passés par là, m'ont-ils dit. Mon frère Marius, et ma sœur Chiara s'étaient invités pour l'occasion. Je fus ravi de ne pas croiser le futur mari de ma sœur, Steve. Je ne peux pas le voir en selfie. Un raciste hyperactif.

 Chiara :

« C'est normal de faire des petites erreurs, tu sais !

— Oui, ne t'angoisse surtout pas pour ça, il ne t’a pas cassé la gueule, le client ? renchérit Marius.

Ils sont top, mon frère et ma sœur.

— Non, mais vu que Karim venait de me dire de ne pas l'oublier, la sauce piquante...

Ma sœur se ressert de salade verte pour la troisième fois :

— Ch'est qui Karim ?

— Mon coéquipier.

— Il est chympa ?

— Oui.

— Et les filles, elles livrent auchi ?

— Non, elles restent en cuisine.

— Ça ne m'étonne pas, dit ma mère, les filles, on les laisse toujours à la cuisine...

Elle a travaillé dans la restauration quand elle était jeune, ma mère.

— ... avec cet immonde filet de grand-mère dans les cheveux.

— Elles n'ont pas de filet dans les cheveux, je dis. Je crois que J.B. fait des économies sur le matériel.

— Pouah, dégueu, dit ma sœur. C'est qui J.B. ?

— C’est incroyable, tout de même, interrompt mon père. Ce sont des chaînes qui font des millions de bénéfices et qui surfent sur une belle image low cost, proche du consommateur. Et ce sont leurs employés qui en payent le prix.

— C’est pas low cost. Elles sont chères les pizzas, chez Dinamo, dit mon frère.

— C’est encore pire, alors. Ce sont des capitalistes sans scrupules.

— Voyons, chéri, ne dit pas ça au petit. J’ai déjà au bien du mal à le mettre au travail. Ne va pas le démoraliser.

— C’est vrai ça, dit Chiara, on est tous fiers de toi.

— Oui, tu vas voir frérot, recevoir ta première paye, ça n'a pas de prix !

— Reprends-donc des spaghettis ! »

 Ma mère, on dirait qu'elle essaye de m'engraisser, des fois. Ses spaghettis m'ont donné l'impression d'avoir réussi une nouvelle fois mon bac, ou d'avoir gagné une étape du tour de France. Ou même d'avoir marché sur la lune.

 Faut dire, je ne suis pas très actif comme garçon, alors je comprends leur joie. Je suis plutôt du genre à mettre dix minutes à enfiler une chaussette, à rester de longues heures les yeux dans le vague à ne penser à rien, à mettre trois fois plus de temps que les autres à finir mon assiette – bref ! – je suis lent. C'est pour ça qu'ils sont si fiers de moi, tous. Ils savent qu'on a beaucoup plus de mérite à faire des choses quand on n'y est pas du tout destiné. Les pizzas valent mieux que rien.

Et puis il y avait eu le fiasco des journaux. Là, je l'avoue, ma témérité avait flanché. Je ne suis pas du matin, c'est comme ça.

« Et puis ça va te faire du bien, ça va t'éviter de dormir jusqu'à point d'heure, dit mon père.

— C'est pas parce que je suis dans ma chambre que je dors !

— Non, tu joues à tes jeux stupides ! dit Chiara »

 Ils croient tous que je coule des soirées heureuses à zoner sur mon ordinateur. C'est vrai, mais en partie seulement. Il y a quelque chose que j'adore depuis, disons, mes quinze ans, sans avoir osé en parler (ç'aurait brisé le plaisir intime que j'en retire) : c'est la lecture. Et certainement pas grâce aux trucs ringards qu'on nous fait lire à l'école ! Ma sœur, qui habitait à l'époque encore chez mes parents, avait laissé traîner Le Voyage au bout de la nuit de Céline. Ça m'avait électrisé. Après ça, je me suis mis à lire de plus en plus de littérature, et même un peu de philosophie.

 Je pique les bouquins dans la bibliothèque de mes parents et les replace ni vu, ni connu.

 Sur l'invitation de Karim, j'avais grignoté une part de pizza en partant de la pizzeria, peut-être même deux (malheureusement, elle était déjà partie), mais maman avait l'air tellement heureux de me faire plaisir que j'en ai repris une fois, des spaghettis. Ses yeux brillaient et tout. Elle m'appelle son Bichounours. Je ne sais pas trop pourquoi, mais la voir avec des yeux brillants comme ça, ça me fout toujours le cafard.

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