5. Livraison nº 1

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 Karim est un grand garçon très maigre, avec des phalanges poilues et des oreilles légèrement décollées. S'exprime jovialement. Il a le bagou de ces jeunes commerciaux qui seraient capables de vendre une brosse à cheveux à un chauve.

 À ce moment précis, le combiné écrasant son oreille droite, il dissocie totalement son débit apaisant et sincère - de ceux qui feraient fondre n'importe quel interlocuteur - de l'expression d'agacement qui déforme son visage.

 En tendant l'oreille, je comprends que le client manifeste un manque de jugeote handicapant :

 « Oui... non... non... non, monsieur. Absolument pas… Les sauces piquantes sont automatiquement fournies avec les pizzas… Non, vous n'avez pas à les demander au livreur à la porte, elles sont dans le carton… Ah... ah oui ! La dernière fois, on vous a dit... Je ne sais pas pourquoi, monsieur. Un de nos livreurs a dû oublier de vous les donner... Je ne sais pas, peut-être dans sa poche. Nous n'avons pas de protocole prévu pour cela… De protocole. Chacun fait comme il veut… Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Si vous voulez, je peux ajouter une ligne à votre dossier… Une remise ? Pour une sauce piquante ? Ah non, monsieur, vous ne pouvez pas nous demander cela pour un élément superflu… Superflu. Qui ne fait pas partie de la commande… Très bien… Oui… Je... » Moue grimaçante. « Il a raccroché. »

 Le manager m'a laissé là, bras ballants. J'ai les pieds rivés au sol, mais je n'ai qu'une envie : courir à la cuisine pour voir Aïcha, encore. D'où je me trouve, on n'entend que quelques bribes de voix.

 Karim est un type empathique. Il se présente, me souhaite la bienvenue, puis m'explique en quelques phrases la tâche à accomplir : quand le client appelle, il faut d'abord lui couper la parole ; on ne peut pas prendre la commande tant qu'on n'a pas accédé à son dossier :

 « Tu t'annonces : ''Dinamo Pizza bonjour, Raoul pour vous servir''. Pour chopper le dossier du client, tu demandes d'abord un numéro de téléphone, puis dans l'ordre : la nature de la pizza, sa taille, la qualité de la pâte et enfin, s'ils veulent des boissons, des glaces ou autres cochonneries. Tu tapes les codes. Tiens, prends la fiche, là.

— Merci.

— Tu vérifies l'adresse de livraison. C’est important, hein. Bref, t'as compris ce que je veux dire, hein, Raoul, cool ? »

 Il me tend le combiné. Pour moi, c'est un bâton de dynamite.

 « À toi ! »

 Je suis mal à l'aise, et, comme je l'ai dit, il m'arrive de balbutier quand je suis mal à l'aise. Ce qui mène à un genre de cercle vicieux bien connu de tous les timides et des bègues. Au téléphone, c'est le pire. Ma voix risque de sonner comme un vieux vinyle rayé. Et si elle m'entendait ? À y penser, j'ai des sueurs froides. Je prends une grande inspiration. Puis me retourne brusquement vers Karim :

 « Karim ?

— Ouais ?

— C'était quoi, cette histoire de sauce piquante ? »

 Ç’aurait été trop bizarre de lui demander pour les filles. J'aurais été grillé illico. Il s'esclaffe. Comme je l'apprendrais bien assez tôt, ce genre de questions le transforme en un moulin à paroles.

 « En fait, c'est un grand problème de dynamique managementariale. En gros, statistiquement, la plupart des clients ne consomment pas le sachet de sauce piquante fournie avec la pizza. Je dirais, à hauteur de trois sur six. Donc, tu comprends, on s'est dit que c'était du gâchis. Après, chez nos collègues du septième, par exemple, ils s'en tapent de ces problèmes-là, ils livrent avec sauce et puis c'est tout. Tu vois. Mais le chef, J.B., il s'est dit qu'il valait mieux ne pas en mettre dans la boite et en garder dans la poche. Au cas où. Après, faut que le client ait la jugeote de la demander, la sauce piquante. Bon. On a plusieurs clients qu'on connaît, donc on la met d'office. Moi je me dis qu'au pire, vu qu'on livre à domicile, y'a pas mal de chance pour que l'amateur de sauce piquante ait de l'huile d'olive ou du "Tabasco" chez lui, ou du piment en poudre ou de la harissa à foutre dessus. »

 Tant d'explications pour un si petit enjeu me scient. Incroyable, la logique qu'il peut y avoir pour quelques gouttes d'huile perdues ou économisées. Je me dis que c'est avec de petites économies d'huile que ce genre de chaîne engraisse ses actionnaires.

 Quoi qu'il en soit, je hoche la tête. Il me plaît bien, Karim. J'en suis un peu jaloux, au fond. Il est capable de parler comme un livre aux clients pour ensuite reprendre un accent un peu bourru.

 Bon. Il est temps de prendre son courage à deux mains. De mettre de côté l'amour de ma vie, enfin, cette fille pour qui j'ai un petit, un minuscule béguin, pour quelques instants, et de sauter à pieds joints dans le vif du sujet.

 Face au combiné toujours silencieux, ma petite voix intérieure me traverse de part en part de manière supersonique. Et plus je panique, plus je m'accroche diablement aux détails. Ils ont pour avantage de me rassurer.

 Le téléphone se met à sonner à cet instant. Vas-y mon grand, tu peux le faire. Tu vas décrocher. Je me jette à l'eau :

 « Dinamo Pizza, Raoul pour vous servir... »

 J'ai de la chance, mon premier client connaît parfaitement le protocole de Karim. Il détaille en un souffle et dans l'ordre toutes les informations nécessaires à un travail net et sans bavures. Malgré mes doigts tremblants, je parviens à tapoter sur l'écran digital toutes les données, sous l’œil bienveillant de mon formateur.

 Je fixe dans mon esprit la nature de cette première pizza, comme on immortalise un premier baiser : une Quatre Fromages, grande, pâte fine, dix-huit euros quarante. GF4. Rien que d'y penser, j'en suis encore tout ému.

 En même temps que je prends les commandes, j'édite les étiquettes destinées aux boites envoyées en cuisine. Karim m'abandonne pour partir en livraison. Je m'émerveille de cette chaîne qui ne gaspille aucune calorie d'énergie de la part des employés : chaque geste a été calculé avec minutie et il y a quelque chose de grisant à appartenir à ce grand mécanisme avec ses rouages si bien huilés, qui fait que Monsieur tout le monde peut profiter de sa pizza chaude devant n'importe quel match de Ligue 1 en moins de vingt-cinq minutes, chronomètre en main.

 Une heure plus tard, après que j'ai perdu au moins deux litres d'eau à transpirer au téléphone, Karim revient de livraison et m'indique que c'est à lui de prendre le relais.

 En un quart d'heure, comme pour la prise de commandes, je suis formé aux règles de livraison. On met à ma disposition un GPS pour les débuts, le temps que j'apprenne le plan du quartier. On m'explique que j'aurais bien le temps de prendre des raccourcis. On ne me confie qu'une mission (si je perds du temps, les pizzas risquent de refroidir).

 C'est le moment. La destination se trouve à deux rues du magasin.

 La livraison s'est bien passée. Très bien passée même. Seulement, au moment de tourner les talons, le client m'a alpagué sèchement :

 « Vous avez mis de la sauce piquante ? »

 Je retourne mes poches avec empressement.

 Horreur ! Enfer et damnation ! Le Dieu des pizzas me pardonne ! - j'ai oublié la sauce piquante.

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