4.

5 minutes de lecture

 Mon premier jour de travail fut un cocktail décapant d'angoisse et de félicité.

 C’est ce jour-là que je l’ai vue pour la première fois.

 Devant le Dinamo Pizza sont alignés une huitaine de scooters brillants. On y entre par une porte vitrée à l'éclat impeccable, bordée de rouge et de bleu. On est assailli par une odeur de pâte et de carton chaud. Et en guise de note de tête, celle, plus subtile, de la sueur des employés. L'intérieur est sobre. Aseptisé. Le carrelage blanc ne tolère pas la saleté.

 Les clients qui ont choisi des pizzas à emporter patientent debout, car il n'y a pas de siège pour s'asseoir. Ils changent de hanche d'appui toutes les trente secondes, tout en louchant dans le vide ou en fixant la porte de la cuisine. Ils guettent le jaillissement d'un employé, le carton bleu et rouge sur son bras tendu. Le Graal, en sorte ! Avec leur nom dessus en prime.

 Toutes les quatre minutes, un livreur entre en trombe, le casque sous le bras pour attraper cinq à huit pizzas placées sur l'étagère prévue à cet effet. Il repart aussi vite : toujours penser à la prime induite par le classement du meilleur employé du mois.

 Le gérant, enfin le manager, J.B., m'attend dans son « bureau » (de la taille d'un cagibi), pour m'expliquer les détails du job.

 Il est à peine plus âgé que moi, J.B., peut-être vingt-six ans. Il est tassé, flotte dans son uniforme trop grand pour lui. Porte des lunettes rondes de myope sous lesquelles sont plantés de petits yeux amphibiens. Plutôt laid, mais, comme dirait ma sœur Chiara : « Ce n'est pas mon genre de préjuger ». Quand il parle, ce ne sont pas moins de six rides qui viennent barrer son front haut et dégagé.

 Il me pose quelques questions routinières sur mon « parcours professionnel ». Comme le bureau est minuscule, je me tiens debout devant lui. Il me met tellement mal à l'aise que je bute sur certaines syllabes.

 Ma mère répète à qui veut l'entendre que travailler dans une vraie entreprise ne fera pas de mal à ma timidité maladive, ça le changera de son ordinateur.

 « Bien, dit J.B. en pinçant les lèvres. Bienvenue dans la famille… Raoul. (Il souffle) Raoul, Raoul, Raoul… Passons aux choses sérieuses. Vous avez récupéré votre matériel ?

— Oui

— La casquette ?

— Oui.

— Deux T-shirts ? Casque ? Anorak ? Bien. »

 Et commence alors l'interminable description du « règlement intérieur ». Je n'écoute pas trop, occupé que je suis à maudire ma mère. J'aurais mieux fait de rester à la maison. Il parle sans doute d'être rasé proprement, de porter des jeans noirs (ni bleus, ni marrons), de s'adapter à la norme et de productivité. Mon instinct me dit que je vais le détester, ce J.B.. C'est un véritable cliché de petit-chef.

 Je finis par raccrocher le train de son discours :

 « Attention à la politesse, je vais te dire des choses évidentes, mais... ne pas tutoyer le client, bonjour, merci et s'il vous plaît ne sont pas facultatifs. On ne traîne pas non plus, faut penser à la rentabilité. Imagine que chaque seconde que tu perds, multipliée par le nombre de va-et-vient, ça devient des heures de perdues. »

 Il s'aperçoit de mon mal-être. Me rassure par un sourire faussement chaleureux en se frottant les mains. Il ressemble à une mouche.

 « Ça va bien se passer, Raoul, hein, soit cool ! »

 Il se lève soudainement, me prend par le bras et m'entraîne vers les vestiaires. Ils sentent l'huile. J.B. me montre mon casier :

 « Tu as amené un cadenas ? Non ? Il vaudra mieux en prendre un, tout de même.

Ah bon ? Je croyais qu’on était une grande famille !

— Allez, change-toi rapidement. Je vais te présenter aux filles. »

 Dans la cuisine, les filles, justement, s'affairent. Chez Dinamo, les livreurs sont tous des garçons, les cuisinières sont toutes des filles. Je balaye la pièce d'un regard.

 Les fours chauffent. Elles travaillent à la chaîne. Ont l'air exténué. Je distingue des microgouttes de sueur perlant à leurs sourcils. Leurs cheveux sont tirés en arrière. Elles caquettent cependant avec énergie et bonne humeur, et il faut dire qu'elles sont plutôt efficaces.

 La première prend la pâte et l'étale, puis met une louche de base tomate ou crème fraîche dessus.

 La deuxième et la troisième la parsèment de garniture : chèvre, emmental, champignons, jambon, poulet, chorizo, thon, olives, bref, plus d'une trentaine d'aliments différents, suivant les vingt-trois recettes existantes.

 La quatrième fait passer la pizza sur le tapis roulant qui mène au four. Elle contrôle.

 La cinquième réceptionne les pizzas cuites et chaudes et les met dans les boites de la taille correspondante, étiquetées au préalable par un des garçons.

 « Mesdemoiselles, votre nouveau coéquipier : Raoul ! »

 « Salut Raoul », elles disent en cœur sans me regarder. Des petits soldats de plomb. Mais je ne réponds pas. Mon œil s'est arrêté sur la cinquième fille.

 Et mon cœur avec.

 Je ne saurais la décrire avec des mots. Je pourrais certes dire qu'elle est de taille moyenne, que ses cheveux sont soyeux malgré les relents de graisse, que sa bouche est pulpeuse, ou même que ses yeux ont l'air de petites noisettes lovées dans un visage charmant de rondeurs, mais rien de tout ça ne traduirait ce que j'ai ressenti à cet instant-là. Sa peau noire comme les chagrins d'enfance, son regard doux comme un clair de lune, ses gestes lents comme le théâtre nô. C'était comme une certitude : elle et moi étions destinés l'un à l'autre. C'était la plus belle fille du monde. J'avais l'impression de la connaître depuis toujours.

 Son nez se plisse tellement elle est concentrée et ça lui donne un air d'écureuil.

 Elle lève les yeux vers moi. Sourit. Une étoile.

 Je comprends pour la première fois ce que signifie « se noyer dans les yeux de quelqu'un ». J'avais toujours trouvé cette expression coulante de mièvrerie, mais c'est exactement ce qui m'est arrivé : je fus happé par ses yeux comme un acrophobe par le fond d'une vallée.

 « Aïcha ! Tu commences à prendre du retard ! dit la fille qui s'occupe du contrôle ». Une blonde aux narines qui frissonnent.

 Aïcha. Je me répète délicieusement ce nom comme on lèche une cuillère de miel. Aïcha.

 « Bon, ne traînons pas, lance J.B., il est temps de te mettre au travail. Et Fanny, attache-moi ces mèches, à moins que tu ne veuilles intoxiquer le client ! »

 Il m'entraîne vers l'accueil du magasin. J'essaye tant bien que mal de rassembler mes esprits. De calmer le tic-tac dans ma poitrine. De refluer le sang vers le bas de mon corps. Mon vieux, t'es quand même un sacré numéro, je me dis ironiquement. Incapable de garder la tête froide, à peine sorti de chez toi.

 Je ne sais pas pourquoi, souvent mon esprit se duplique. Il y a toujours une partie de mon cerveau qui voudrait que je reste calme, froid, stoïque, et une qui voit défiler mille pensées angoissées à la seconde. C'est épuisant.

 J.B. me laisse là avec les instructions : je ne commencerai pas par une livraison, comme je le pensais, mais par réceptionner les appels au téléphone. Pris de panique, je relaie aussitôt Aïcha à la périphérie de mon cerveau. Le téléphone ! C'est bien ma veine, moi qui déteste ça : ma voix tremble ne serait-ce que quand il s'agit de téléphoner à ma grand-mère pour sa fête !

 Je dois être formé en quinze minutes par Karim.

Annotations

Vous aimez lire Lucretia Cann ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0