2. Livraison n°966

4 minutes de lecture

 J'étais derrière le comptoir du magasin, en train de prendre les commandes au téléphone.

13h21. Une voix féminine, jeune et chaleureuse :

« Allô, je suis bien chez Dinamo Pizza ?

  • Absolument. Raoul pour vous servir ! Dites-moi ?
  • En fait, on est dans un train, là. On arrive à la gare Part-Dieu dans trente minutes.
  • C'est à emporter alors ? Vous passez chez nous ?
  • Non, en livraison !
  • En livraison ?!
  • Oui, on va jusqu'à Marseille !

C'est une blague ? Elle a pourtant un ton sérieux mêlé d'excitation.

  • Vous voulez qu'on sorte nos costumes de « Superman » ? Comment voulez-vous qu'on vous livre si vous ne vous arrêtez pas chez nous !
  • C'est-à-dire que... le train fait un arrêt de deux minutes entre 13h47 et 13h49 à la gare. Si un livreur nous attend sur le quai, on peut... »

 Ni une ni deux, je prends la commande et les références du train ! Je suis d’humeur compétitrice !

13h35 à l’horloge bleue et rouge du magasin - Les pizzas sont prêtes. Je suis dans les temps. Ça va le faire. Je demande à Karim de me remplacer de toute urgence en lui expliquant la situation en deux phrases. Il rigole et prend le combiné.

 Je pars en trombe. Dois m’y reprendre à deux fois avant de démarrer le scooter. Peste contre les feux rouges et les piétons qui se jettent sous les roues des voitures hors des passages cloutés. Tapote nerveusement les poignées de mes cinq doigts.

 Je n’y serai jamais à temps.

 Au coin du boulevard Vivier Merle, il y a un ralentissement. Des travaux, une déviation.

Les dieux se sont ligués contre moi, on dirait.

13h45 à ma montre. J'arrive enfin devant la gare bondée. Manque de chuter, les trois pizzas sur le bras. Un homme en jogging rit bruyamment en me voyant me rattraper tant bien que mal. La gare sent le moisi et le papier à journal. Mais où se trouve-t-il, ce quai C ? Il faut jouer des coudes. Les voyageurs ont des trajectoires croisées, et personne ne daigne abandonner son cap. Je me faufile entre les passants, évite une famille dont les enfants lorgnent la pizza, en tirant la jupe de leur mère...

 « Nous aussi, on peut avoir une pizza, dis, maman, dis ? »

... puis trois hommes d'affaires aux costumes impeccables qui m'interpellent...

« Belle alternative au wagon-restaurant, ça ! »

... et un groupe complet du troisième âge avec casquettes et lunettes de soleil :

« Eh, roulez-jeunesse ! »

 La sueur me mouille les cils. Je slalome comme un pro : « Chaud, chaud devant ! »

13h45 et 32 secondes à l’horloge de la gare. Je suis toujours empêtré dans le hall. La petite voix de la SNCF retentit après les quatre notes entêtantes du jingle : Le TGV numéro 65895 à destination de Marseille, va entrer en gare, voie C. Éloignez-vous de la bordure du quai, s'il-vous-plaît.

 Merde !

13h47 pétantes. Le train doit être là, à m’attendre. J’atteins enfin l’escalator qui mène à l’air libre.

13h47 et 23 secondes. Je parviens sur le quai C. Le train est là. Je ne trouve pas le panneau qui détaille les wagons, alors je fonds comme un condor sur le contrôleur bedonnant suçotant son sifflet :

« Excusez-moi, la voiture 18, s'il-vous-plaît !

  • Vous faites une vingtaine de mètres sur votre gauche et vous serez dessus. Et... ajoute-t-il, s'il vous en reste, de la pizza... »

 Je ne réponds pas : d'expérience, quatre-vingt-dix pour cent de la population salivent rien qu'en entendant le mot « pizza ». Alors, au bout d'un moment, ce genre de remarque vous passe au-dessus de la tête.

 J’arrive près du wagon. Espérant trouver la cliente.

13h48. On ne peut pas la rater. Elle saute du marchepied, excitée comme une puce, à moins de cinq mètres de moi. Je l'ai reconnue tout de suite : maintenant, j'ai le chic pour saisir le physique des clients après avoir entendu leur voix au téléphone. C'est un don que je cultive.

« Génial ! Vous l'avez fait !! Tenez, gardez la monnaie. Ha ha, quand on va raconter ça aux copains !

  • Ils ne vous croiront pas, c'est ça ?
  • Ils seront bien obligés, Momo est en train de filmer !
  • Ouais, faites un sourire à la caméra, crie le dénommé Momo par l'étroit interstice de la porte du TGV. »

 Dans sa main, un portable dernier cri.

 Mon heure de gloire. Je fais un signe à la Miss France, aux anges. Le TGV repart. Prenez garde à la fermeture automatique des portes, attention au départ ! Mission accomplie. Et avec une minute de marge. Mieux que Jack Bauer. Sérieusement, j'ai l'impression d'être un héros. La vidéo va faire le buzz sur le net. C’est sûr. Le contrôleur me regarde passer, la mine déconfite. Je lui montre mes mains vides en affectant une moue d'excuse. Je pars la tête haute, robuste comme une punchline de Booba.

 Je vous raconte tout ça pour que vous saisissiez bien quel est mon état d’esprit, là, maintenant. Je ressens une joie profonde. De la fierté.

 Et aussi, pour que vous sachiez que je ne devrais pas me trouver en face de vous. Je devrais être en magasin. Simplement devant le comptoir, à prendre les appels.

 Vous savez, j’aimerais que vous appreniez tout de moi. Vraiment. D’ailleurs, je sens que vous aussi, aimeriez en connaître plus. Il y a beaucoup à dire pour expliquer d’où je viens. Qui je suis. Malgré le peu de temps qui nous est donné.

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