Quand vient l'Ankou

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Kendall Maeldin n'a jamais oublié cette nuit-là. Il était dehors, occupé à débiter des rondins de bois. C'est que ça commençait vraiment à cailler, à Caer Edyn. Et pour un village où il fait froid la plupart du temps, quand je dis que ça meule, c'est que ça meule bien comme il faut. Trop, pour que Kendall soit radin sur les bûches (pas comme Gawaïn). Quand on a une femme avec un marmot dans le tiroir, on ne fait pas attention à ce qu'on donne à bouffer à la cheminée. On lui donne, c'est tout.

Enceinte, Nolwenn l'était beaucoup. Et ici, quand on est beaucoup enceinte, on reste devant l'âtre avec une fourrure sur le dos. C'est ce qu'elle faisait, pendant que son mari s'esquintait le dos sur le billot. Elle avait bien essayé de l'en empêcher, mais Kendall est du genre à tuer deux poulets pour faire un rôti, des fois qu'il y en ait pas assez d'un seul. Vous voyez ce que je veux dire ?

Je vais faire un peu de bois, qu'il avait dit.

Non ça va, elle avait protesté.

Mais vous connaissez les hommes : ils sont têtus, ils n'écoutent pas leurs femmes. Il est quand même sorti pour débiter ses rondins. Il faisait nuit, mais il avait assez de la lumière qui brillait de l'autre côté de la fenêtre. La sueur lui coulait du front, malgré le vent qui lui cinglait le visage et les mains.

Un levé de bras pour jeter la hache au-dessus sa tête, et un coup sur le billot pour fendre la bûche. Et un levé de bras pour jeter la hache au-dessus sa tête, et un coup sur le billot pour fendre la bûche.

Encore et encore.

Tac, tac, tac, que ça faisait. Rien dans le silence, à part le sifflement d'une lame et la complainte des morceaux de bois, les râles que Kendall faisait en soufflant de la fumée blanche, le ressac de l'océan, les hululements des hiboux et les soupirs du vent. Je vous assure, c'est pas tant de bruit que ça. Vous devriez vous balader à Caer Edyn en pleine nuit, goûter un peu de ce calme assourdissant. C'est rien de moins que le chant d'un monde endormi.

Mais les ombres n'entonnent plus aucun murmure, quand vient l'Ankou. Kendall s'est arrêté de fendre son bois, tout comme les nocturnes ont arrêté de bouger. La marée s'est enfuie loin de la grève, et le vent s'est essoufflé. Le temps s'arrête et le silence règne, quand vient l'Ankou.

Cette nuit-là, Kendall a vu la lueur de la lanterne osciller sur la route. La lanterne aux vitres sales et à la lumière fanée, qui se balance au bout de sa canne. La lanterne éclairant les bêtes qui traînent la charette plutôt qu'elles ne la tirent. Deux chevaux dont les sabots ne produisent aucun son, et qui ne respirent pas plus que celui qui les conduit. Pas de volutes blanches dans l'air. Ces chevaux-là ne hennissent pas. Ils ne renâclent pas. Ils avancent dans les ténèbres, ils tirent leur fardeau sans se plaindre.

L'un est efflanqué, le poil grisonnant et le crin fatigué. Des mouches bourdonnent autour de sa tête basse, dont un œil est voilé, et l'autre aveugle. Cette bête-là est moins vivante que morte, rongée par l'âge. Elle tient à peine sur ses pattes sans muscles, qui se plantent dans la terre comme des tiges prêtes à céder.

L'autre est gras, son poil est luisant et brun. Ses oreilles sont dressées sur sa tête haute. Il marche avec assurance, mais d'un pas lourd qui fait remuer sa panse. Sa queue bat la brise alors qu'il lâche un crotin épais et fumant sur le sentier.

Le cocher a la taille haute, mais il est aussi malingre que sa bête malade. Un chapeau à large bord couvre sa tête, et un foulard de jais couvre une moitié de son crâne. Son crâne sans chair et sans peau. Une lueur verte et pâle bat au fond de ses orbites creuses, exactement comme le ferait le cœur qu'il n'a plus. Son corps est couvert d'un linceul tissé d'ombre, déchiré et rapiécié de part en part. Il ne laisse voir que ses mains d'os, qui tiennent une bride bousculée par le souffle du vent.

Est-ce que vous le voyez ?

Kendall le voit, et il est terrifié. L'Ankou le regarde de ses yeux faits de lumière terne. Ils ne le quittent pas, même une fois que la carriole l'a dépassé. Son crâne sans visage est à présent dans son dos, mais il le regarde toujours. Jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la nuit.

Alors Kendall peut respirer à nouveau, blanc de peur. Il laisse tomber sa hache et rentre chez lui en chancelant, comme lorsqu'il revient de la taverne de Gawaïn. Il referme la porte pour s'y adosser, car ses jambes tremblent beaucoup trop pour le porter.

Et il demande à Nolwenn si elle l'a entendu.

Mais tout va bien.

Ni elle ni lui n'ont entendu grincer les essieux. Tout va bien. Alors Kendall se laisse tomber, et espère en silence que, l'année prochaine, l'Ankou ne soit pas aussi mauvais.

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