Chapitre 4 - Jouer n'est pas s'amuser

7 minutes de lecture


 Les ondines, stupéfaites, ne réagirent pas. Leurs yeux allaient et venaient entre le bas de leurs jambes et le visage suffisant du mercenaire.

 Puis elles hurlèrent, de souffrance. Leur peau se craquela et blanchit, et des larmes suintèrent des fissures pour se répandre à terre, s'en retournant au lac.

 Elles l'injurièrent, de désespoir. En un geste vindicatif, la naïade de gauche projeta son bras en direction de Lass. Surpris, il n'esquiva qu'au dernier instant, par réflexe.

 Puis elles gémirent, ultimes soubresauts de vie tandis que leurs corps se pétrifiaient.

 Deux statues de sel reposaient dorénavant sur le seuil du lac. Les cristaux blancs reflétaient la lumière du jour, et de petits grains semblables à du sable se laissaient emporter par la brise, loin de la source. Un dernier voyage bien amer, pour des créatures d'eau douce, pensa Lass.

 Il se détourna, puis rassembla ses effets à l'ombre du chêne noir. Il s'assit en tailleur, et se concentra afin de ralentir les battements de son coeur. Il avait été trop confiant, avait pris trop de risques. Il s'en voulait. Il aurait dû reculer dès lors sa petite affaire terminée, sa fierté sans cesse titillé.

 Une silhouette tout de noir voilé émergea, non sans peine, du rempart de buissons et de fougères qui bordait le lac, et vint s'accroupir à ses côtés. Une paire de lunettes à verres teintés se fondait dans l'interstice du masque qui couvrait son visage. Pas un seul bout de peau ne s'exposait à la vue.

 Lass parcourait lentement le miroir smaragdin qui s'étendait sous ses yeux.

  • Difficile de vous prendre par surprise, n'est-ce pas ? questionna la demi-elfe, excédée par le manque de réaction du mercenaire.
  • Pas vraiment, soupira-t-il.
  • Et saviez-vous que c'était moi ?

 Il acquiesça.

  • Chaque regard possède sa propre empreinte. Une signature, si vous préférez. Pourquoi m'avoir suivi ?
  • Je vous l'ai dit, je veux continuer à jouer, et ce n'aurait pas été amusant si je m'étais contenté de vous attendre. Mais, je vous avoue être perplexe. Pourquoi les avoir tués ? Ces ondines étaient vos commanditaires, ce n'est pas le meilleur moyen de remplir un contrat.
  • Elles n'étaient pas des ondines, mais des nyxes.

 Elle pencha la tête sur le côté, en signe d'incompréhension.

 Il se redressa, puis rejoignit les restes salins des nymphes.

  • Des nixes, atteintes d'involution. Elles m'auraient entrainé par le fond et noyé dès que j'aurais été en contact avec le lac. Mes bottes m'ont mis sur la piste.
  • Vos bottes ?
  • L'une d'entre elles est restée trempée, une eau sous le contrôle d'une nixe ne s'évapore pas. Heureusement, elles restent soumises à leur statut de créature d'eau douce, et craignent le sel.
  • Je vois. C'est pour ça que vous avez...
  • On fait avec les moyens du bord.

 Elle échappa un rire, puis reprit.

  • Mais votre problème reste le même. Je suis curieuse de savoir comment vous allez vous y prendre pour remplir votre part du marché. À moins que vous n'ayez abandonné cette idée et soyez prêt à exaucer le moindre de mes souhaits ? le taquina-t-elle sous son masque.
  • Baisser pavillon n'est pas au programme, je regrette.
  • En fait, je m'en réjouis. Tout cela ne serait pas très amusant si vous décidiez de jeter l'éponge.

 Il la fixa, puis répondit la voix grave.

  • Amusant, croyez-vous ?

 Il ne lui laissa pas le temps de réagir.

 Il ôta le froc en lin qui assurait sa pudeur, franchit la ligne d'eau, puis s'avança de plus en plus profondément dans le lac. La fraîcheur soudaine qui saisit ses mollets et progressait toujours plus haut manqua de lui arracher un frisson.

 Alors que le miroir émeraude engloutissait ses cuisses, Lass sentit la caresse fugitive d'un regard lui effleurer les fesses. Il accéléra la cadence.

 Les algues s'enroulaient autour de ses jambes, et il s'immergea lorsque le niveau des flots lui arriva au torse. Bien que chariant composants organiques et résidus boueux, l'eau du lac était suffisament cristalline pour que le mercenaire s'oriente sans difficulté et que sa vision porte sur plusieurs mètres. Il parcourut le fond du réservoir, et suivit le dénivelé toujours plus avant vers son périgée.

 Le courant était faible, même en profondeur. Les résidents fuyaient en mouvements vifs et grâciles à l'approche de l'intrus, riant de l'oeil les gestes amples et brutaux de ce poisson hors de l'eau. Un peu plus loin, les piliers de végétation, toujours plus audacieux de leur hauteur dans leur quête de lumière, se regroupaient en une masse informe et opaque.

 Lass s'y dirigea, et franchit le rideau de verdure foisonnant de vie. Derrière, la mort était de faction.

 Cinq corps putréfiés, et autant de regards plongés dans le vide, tendaient leurs bras vers la surface. D'ultimes voeux d'outre-tombe refusé par les liens qui les maintenaient hors d'atteinte. 

 Trois d'entre eux étaient des hommes, emmaillotés par les lianes aquatiques. Le mercenaire n'eut aucun mal à déjouer l'emprise des algues, et ils s'en retournèrent à l'air, libre.

 Les deux autres, des femmes, l'une bien plus jeune de par sa petite taille, étaient maintenues par d'épaisses cordes à des rochers encore saillants à travers la vase, par l'une de leurs chevilles. Mais elles n'opposèrent aucune résistance. Leurs membres, fragilisés et gonflés par l'eau, se déchirèrent sous sa force de traction en abandonnant des lambeaux de chair et de peau verdâtres.

 De retour sous le soleil, Lass prit une grande goulée d'air pestilentielle, et réprima un haut-le-coeur. Puis, un à un, il ramena les corps sur la berge.

 La demi-elfe, immobile, pressait l'une de ses mains gantées contre son masque, au niveau de sa bouche.

  • Jouer n'est pas toujours s'amuser, lâcha-t-il en s'éloignant.

 Elle ne répondit pas, transie d'horreur devant les cadavres boursouflés.

 Quelques minutes plus tard, l'homme aux bandages revint, à nouveau vêtu et une brassée de fougères sur l'épaule. Il recouvrit les noyés, puis se planta devant la jeune femme.

 Il regrettait de s'être montré aussi brutal avec elle. Il aurait dû la prévenir, lui demander de partir.

  • Elles ont... cinq personnes... hoqueta-t-elle.

 Il secoua la tête.

  • Trois, seulement, répondit-il amer. Les deux autres, les femmes, étaient là depuis bien plus longtemps. La putrescine et la cadavérine relâchées dans l'eau ont corrompu les ondines, qui ont muté en nixes. Le véritable coupable, c'est celui qui s'est débarrassé d'elles ici.

 Il lui prit le bras, et l'invita à s'éloigner. Elle accepta sans mot dire.

 Ils marchèrent un moment le long de la plage, et seul le bruit de leurs pas crissant contre les galets et la brise qui agitait la canopée brisaient le silence établi. Ils arrivèrent à une côte légère.

 Les vagues étriquées venaient désormais lécher le talus, et les deux promeneurs découvrirent une barque ancienne ternie par les éléments.

 Lass l'examina.

  • Traces de rayures récentes. Poils de corde sur le bastingage. Et un peu de sang séché au fond de la cale. C'est sûrement la barge qui a servi à transporter les corps des femmes au milieu du lac.
  • Elles ne sont pas mortes noyés ? questionna la demi-elfe, maussade.
  • Non. Elles n'étaient attaché qu'à une cheville. Si elles avaient été encore vivantes, celui qui leur a fait ça aurait ligoté leurs poignets, pour éviter qu'elles ne se débattent ou n'essayent de se détacher. Mais puisqu'elles étaient déjà mortes, il ne s'est pas compliqué la tâche.
  • Je vois... Mais ça ne nous aide pas.
  • Non, en effet. Traîner des corps jusqu'ici a dû laisser des traces, mais vu leur état, ça fait plusieurs semaines qu'elles sont là. La piste est froide.
  • Si on savait à qui appartenait cette barque, on...
  • Ça ne mènerait à rien, la coupa-t-il. Il y a peu de chances que ce soit lui. Quand on cache un corps, on évite les endroits qu'on fréquente souvent, à cause de la culpabilité. Le coupable est quelqu'un qui est déjà venu, qui connaissait suffisamment les lieux pour savoir qu'il aurait un moyen de transport à disposition, mais qui n'est pas un habitué pour autant.

 Il soupira, puis commença à faire les cent pas.

  • C'est mince. Trop mince, murmura-t-il. Un lac... Une femme et sa fille...

 Il réfléchissait à toute vitesse, en quête d'un détail qui lui aurait échappé.

  • Une femme et sa fille ? répéta la silhouette voilée.
  • Il y a des chances. Elles étaient toutes deux habillés pour l'intérieur, avaient la même couleur de cheveux, et la femme portait une alliance.

 Elle fronça les sourcils, et bien que Lass ne pût s'en apercevoir à travers le masque, il sentit son regard se voiler.

  • Qu'y a-t-il ?
  • Buyart. Un trappeur qui vit dans les hauteurs, pas très loin d'ici. Il y a un peu plus d'un mois, sa femme, avec sa fille, devait se rendre à Tamac-sur-Sir, un village plus au nord, pour rendre visite à ses parents. Mais elles n'y sont jamais parvenues. Ils ont débaroulé à Neizies, quelques jours plus tard, en l'accusant de les avoir empêchés de partir, de les séquestrer. D'après eux, elles projetaient en vérité de s'enfuir de la maison conjugale, victime de violences. Buyart a nié, évidemment, et il a accepté de bonne grâce qu'on fouille sa maison pour démentir les accusations.
  • Ils n'ont rien trouvé ?
  • Non. Ils sont rentrés bredouille, et on a conclu qu'elles avaient dû disparaitre au cours du voyage. Sans escorte, tout peut arriver.
  • Indiquez-moi le chemin.
  • La coïncidence est frappante, je vous l'accorde, mais vous ne savez pas si c'est bien lui le meurtrier. Ça peut-être n'importe qui. Qu'est-ce que vous comptez faire ?

 Il s'étira la nuque, ficha ses yeux dans les verres teintés qui lui renvoyaient ses propres iris ambrés, et sourit doucement.

  • Je vais jeter un coup d'oeil. Juste un coup d'oeil.

* * *


 Moins d'une heure plus tard, il émergea, aussi discret qu'une ombre, des fougères et des buissons qui bordaient un lac, et s'assit en tailleur à l'abri d'un chêne noir.

 Devant lui, une silhouette encapuchonnée dansait, gracile, les pieds dans l'eau qui ondulait à chaque pas, aux côtés de spectateurs inertes.

 Lorsqu'elle eut fini, elle vint s'allonger dans l'herbe aux côtés du mercenaire, le souffle court.

  • Une tradition de mes parents elfiques, si j'en crois le bouquin dans lequel je l'ai lu. Quelle chaleur.

 Elle n'eut pas besoin de lui demander ce qui s'était passé chez le trappeur. Ni l'envie.

 Elle remarqua simplement que la tache de sang séché qui rougissait le flanc droit de l'assassin était plus fraîche qu'à son accoutumée, plus claire.

 Et plus sombre, aussi.

Annotations

Vous aimez lire D. Ondenuit ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0