J'ai besoin de vous (BIS).2

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Je finis par repérer mes trois neveux, qui se frayaient un chemin dans la foule pour prendre leur repas. Comme tous les jeunes, ils étaient bien connus des deux contremaîtres. Paz échangea l'accolade avec Raffe, salua Seko d'un signe de tête, mais ignora royalement Muto. Pour lui, un bègue n'était guère plus digne d'attention qu'un ver de terre. Au moins ne le malmenait-il pas trop, au contraire de certains de ses collègues. Mes neveux se servirent, puis je leur fis un signe ; Seko me repéra aussitôt et replongea dans la foule, ses frères derrière lui. Les mains crispées sur son précieux repas, Muto se faufilait dans la mêlée en subissant moqueries jetées à la va-vite. Comme tous les soirs, je priai pour que personne ne lui fasse de sale coup.

Prière vaine, évidemment. Quelques mètres avant qu'il ne m'atteigne, un croche-pied l'envoya bouler sur le sol, tête la première.

– Bah alors, le muet, tu-tu-tu-tu sais pas marcher en plus de pa-pa-pa-pas savoir parler ?

Sa viande et ses deux courgettes roulèrent loin de lui ; je vis un jeune foreur y mettre un coup de pied nonchalant pour les envoyer encore plus loin. Furieux, je me redressai d'un coup. Muto se releva, la honte marquée au fer sur le visage, et lança des regards éperdus autour de lui.

– Où-où-où-où...

Il ne parvint pas à finir sa phrase. Tout le monde riait de lui. Je fonçai aveuglément, en poussant les uns et les autres à coups d'épaules ; mais je n'eus pas besoin d'intervenir. Quelqu'un s'en chargea à ma place.

– Hé, toi ! rugit Raffe qui n'avait rien manqué de la scène. Qu'es'ce tu viens d'faire ? Espèce de mange-merde à la con ! Tu rigoleras moins d'mon frère quand j't'aurai fait un nœud à la langue !

Le foreur incriminé le jaugea des pieds à la tête, un sourire nonchalant sur la figure, sans se mettre en posture défensive. Grossière erreur. Ni une ni deux, Raffe l'attrapa par le cou et lui asséna une beigne monumentale. Sans vraiment le vouloir, je fus fier de la puissance de son coup. L'autre avait dix ans de plus que lui et finit par terre sans comprendre ce qui lui arrivait. Ceux d'à-côté serrèrent les poings, prêts à se battre.

– C'est moi qui lui ai appris ça, lança la voix de Sperar. Alors dégagez d'là et foutez la paix à mon fiston, ou moi aussi j'vais entrer dans la danse !

Les belligérants se calmèrent un peu. Je mis du temps à repérer Sperar : comme moi, il était plus petit que la majorité des foreurs et disparaissait bêtement entre les épaules et les dos. D'une main, il attrapa Muto et le tracta vers moi.

– Toi, là ! tonna Raffe qui ne décolérait pas. Ramasse la viande et les courgettes et ramène-les à mon frère ! Et excuse-toi !

Il tapa sur un jeune, totalement au hasard, l'autre répliqua aussitôt et bien vite cela dégénéra en bagarre. La foule s'écarta un peu autour d'eux et certains se mirent à parier sur le vainqueur. Tout cela était quotidien à la mine.

– Putain, jamais un repas tranquille avec lui, grogna mon frère qui arrivait à mon niveau. Tiens, prends le p'tiot, j'vais casser des dents moi aussi.

Près de moi, Seko arborait un air blasé en mâchouillant son jarret de sanglier. De la fratrie, c'était le gosse qui nous posait le moins de problèmes.

– Tiens, fit-il en faisant don de sa propre courgette à Muto.

Celui-ci baissa la tête.

– Pa-pa-pa-pa-pa... Pardon...

– Ne t'excuse pas, grognai-je. Rien de tout ça n'est de ta faute.

Je me retins de lui dire de se défendre, de leur flanquer une rouste une bonne fois pour toutes. Il en avait les capacités : il frappait aussi fort que son frère et savait encore mieux placer ses coups. Mais c'était plus fort que lui, les moqueries le tétanisaient. C'était pour cela que tous les autres le prenaient pour un garçon frêle et sans défense, pour cela qu'ils jouaient avec lui comme un charognard avec un os. Exactement comme pour Picta, à l'époque. À ce souvenir, une petite pointe de douleur me perça le cœur et je fis de mon mieux pour l'ignorer.

Au vu de la bagarre, Raffe et Sperar s'en sortiraient sans moi. Je me rapprochai du chariot discrètement, en profitant de ma taille réduite : les derniers vieux étaient en train de prélever leur part. Maintenant, c'était à moi d'être assez vif pour réussir à choper un morceau de viande avant que ce ne soit la mêlée.

– Mes amis ! lança Paz à la cantonnade alors que je touchais presque au but. Que diriez-vous d'un petit jeu ?

Des jurons et des grognements frustrés s'élevèrent dans la salle. Certains soirs, lorsque les contremaîtres étaient d'humeur, on laissait tomber la bagarre au profit d'une partie de jeu pour déterminer qui seraient les premiers à manger. Certains jeux étaient une aubaine pour les plus rusés, d'autres pour les gabarits légers et agiles, qui en d'autres circonstances n'avaient jamais la chance de manger les premiers. Et d'autres jeux encore... favorisaient les gars les plus forts ou les plus stupidement téméraires.

– 'Faites chier ! protesta un jeune de trente ans. C'est quoi qu'on va faire, c'te fois-ci ?

Paz et Roc se regardèrent et je sus qu'ils s'apprêtaient à bien rire.

– La course aux couilles !

Et voilà. Un concert d'exclamations et de huées s'éleva sous le plafond. Je levai les yeux au ciel ; près de moi, Seko retint un rire.

– J'aime trop ce jeu !

– Forcément, t'as pas besoin de le faire, vu que tu manges avant tout le monde, rétorquai-je. Tu profites du spectacle !

En soupirant, j'allai chercher mon frère par la peau du cou. Avec un peu de chance, la course aux couilles dériderait un peu Muto après le fiasco qu'il venait de vivre.

– Allez, poussez-vous, grognai-je en écartant les gars qui tapaient sur Sperar et Raffe. Ça suffit, bande d'imbéciles ! Allez participer à la course au lieu de vous écharper comme des cons !

Je récupérai mon frère, qui avait perdu un énième bout d'oreille – à ce rythme, il n'en aurait bientôt plus – ainsi que mon neveu, qui n'avait rien perdu, et qui tenait lui-même un bout d'oreille entre les dents. Il le cracha quand je lui fis les gros yeux.

– Incapables de vous tenir, vous deux, hein ?

– C'est eux qui ont commencé, t'as bien vu ! s'exclama Sperar. (Il essuya le filet de sang qui lui coulait du nez.) Tu vas faire la course, toi ?

Un geste mécontent m'échappa.

– Non. Je suis assez épuisé comme ça. Je vais attendre et manger en dernier.

– Ouais, moi aussi. J'ai plus les couilles assez solides pour ces bêtises.

Et sur une bourrade fraternelle, nous prîmes place au bord de la caverne, dans les rangs des spectateurs. Mes neveux nous rejoignirent. Ce jeu-là était sans aucun doute le plus stupide qui existait à la mine, et ce n'était pas peu dire, car les foreurs pouvaient se montrer très inventifs en matière d'idiotie. On traçait une ligne de départ sur le sol, ainsi qu'une ligne d'arrivée vingt ou trente mètres plus loin. Le premier arrivé gagnait. En théorie, c'était donc d'une simplicité enfantine. Dans la pratique, c'était un peu plus complexe, étant donné que chaque coureur avait une bûche, une pierre ou un potiron attaché aux testicules.

– Après une journée passée à forer, où trouvent-ils l'énergie de faire des choses pareilles ? maugréai-je comme un vieux.

Je savais bien qu'ils avaient besoin de ça. Il fallait bien que leur rage, leur envie de brutalité trouvent un exutoire. Adolescent, j'adorais ce jeu. Je ne savais même plus pourquoi tant cela m'apparaissait d'une extraordinaire bêtise à présent. Blasé, je regardai Paz et Roc distribuer de la ficelle aux participants, ainsi que des objets divers qui faisaient tous environ le même poids.

– Une fois, j'ai eu une roue de chariot à moitié pétée, raconta Sperar d'un air nostalgique.

– Et moi, une fois, j'ai eu une tête de chevreuil coupée.

– Oh oui, j'me souviens, t'avais failli castrer un pauvre gars en marchant sur son caillou.

Je ne pus m'empêcher de sourire. Lors de la course aux couilles, les ficelles étaient longues et chaque objet traînaît presque par terre. Par conséquent, le plus redoutable n'était pas la distance à parcourir, ni la vitesse. Non, le plus grand danger était nos propres pieds... ainsi que ceux des autres. Les accidents n'étaient pas rares et certains gars avaient déjà été réduits à l'état d'eunuques.

– Prêts ? s'exclama Paz en brandissant une grosse pierre. Tout l'monde a son poids attaché comme il faut ?

Les participants hochèrent la tête. Ils étaient au nombre de vingt. C'était trop, vu l'espace dédié à la course. Il allait y avoir du grabuge.

(la suite demain :D Sachez que ce sport existe vraiment, il s'agit d'une tradition viking très ancienne, qu'on appelle aujourd'hui la Loki run ou course de Loki xD )

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