Epilogue.2

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Je ne sais pas si la fin va fonctionner sur vous (je parle de la chute, des dernières phrases), j'espère que oui parce que quelque part, toute l'histoire a été écrite pour en arriver à cette conclusion xD

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Je désigne mon frère d’un coup de menton. Il a vraiment une sale tête au réveil. Il s’est assis au bord de l’eau et s’asperge en grognant, noir et gris comme la cendre, plein de muscles et de bosses. C’est devenu un vieux foreur, comme ceux qui me donnaient des tapes dans le dos quand j’étais enfant.

– Va plutôt voir Sperar. Lui, je t’y autorise.

Asteior me décoche un regard glacial. C’est la première fois que je l’attaque ainsi. Son manège me fatigue. Je sais que Sperar lui plaît, nous le savons tous. Quelque chose chose vibre entre eux quand ils se regardent, quand ils se parlent, et même quand ils s’engueulent. Mais Asteior ne l’admettra jamais. Parce qu’il a grandi dans la Maison et que pour lui, l’attirance entre deux mâles est malsaine et indigne. Seules les Dames étaient dignes d’être désirées.

– C’est aussi agréable, tu sais, j’ose ajouter. Qu’avec une Dame. Sperar était un expert sur la question, avant. Il pourrait te l’apprendre.

J’ai dépassé les bornes. Autrefois, Asteior se serait levé d’un bond pour m’agonir d’injures, mais il vieillit lui aussi. Il m'arrive de repenser à l’Asteior adolescent, qui riait sans cesse et amenait partout une bonne humeur teintée de moquerie. Celui-là a disparu il y a longtemps. A-t-il jamais existé ? Ni Picta, ni Grenat ne le regardent comme avant. Pas après ce qu’il a fait à Paz. Ce jour-là, il a changé irrémédiablement.

Moi non plus, elles ne me regardent plus comme avant. Picta ne me pardonnera pas. Elle n’oubliera pas. Je le sais bien. Certains jours, elle refuse que je la touche, et des ombres craintives passent dans ses prunelles.

– Arrête, Auroq ! gronde Asteior tout bas pour ne pas la réveiller. Tu n’es qu’un con.

– Je suis un con et toi, un imbécile. Sperar ne t’attendra pas pendant quinze ans, il n’a plus l’âge pour ça. Vous serez morts avant, bande de vieux déchets.

Asteior se fige, et l’espace d’une seconde je suis certain qu’il va me mettre une telle mandale que je vais rouler jusqu’à la berge. Mais l’instant passe. Il se lève, puis étire ses muscles ankylosés. Il marche d’un côté puis de l’autre, il hésite. Et enfin, il va vers la cascade. Vers Sperar.

Il ne s’approche pas trop de lui, bien sûr. Ce serait reconnaître que j’ai raison, et il est bien trop buté pour ça, même à son âge. Il s’assoit simplement sur le bord, à distance, et trempe une main dans l’eau. Quand Grenat le voit, tout son visage se plisse dans un petit feu de joie, comme celui d’une jeune fille. Elle l’éclabousse. Sperar grogne, car il prend lui aussi l’attaque de plein fouet. Alors il riposte, puis Asteior réplique aussi, et quand Hazi et Gali s’y mettent, leurs rires et leurs cris frigorifiés réveillent ceux qui dorment encore. Picta frémit contre moi ; quand je la vois frissonner, je l’enlace. D’une main, elle cherche le rebord de soie d’un hamac, bien qu’elle n’en ait plus depuis cinq ans. À la place, elle trouve mon bras, qu’elle utilise à peu près de la même façon.

– Une bagarre ! s’exclame soudain la voix de Mina. Une bagarre sans moi ! Impossible !

Elle déboule aussitôt dans l’eau, avec l’énergie et la brutalité d’un sanglier. Plus les années passent, plus elle s’enrobe de chair, et je sais qu’elle tient cela de Mamie Ecta, comme Picta avant elle. Elle s’en moque éperdûment. Quant à Muto, je soupçonne que cela lui plaît beaucoup, mais comment savoir avec lui ? Elle le tire derrière elle, puis le pousse sous le jet glacé de la cascade. Il se débat, crache, rit et l’attire avec lui. Trois gosses galopent partout dans leur giron. Ils ont les yeux clairs comme des morceaux de ciel, la fougue de leur mère et le visage de leur père.

Muto et Mina. Si on me l’avait dit, je ne l’aurais pas cru. Et d’ailleurs… je ne l’ai pas cru. Quand Mina n’a plus réussi à dissimuler son gros ventre et qu’elle a avoué le nom du père, j’ai éclaté de rire. Picta m’a fait savoir que j’étais un imbécile, qu’elle avait su que cela finirait ainsi dès leur premier regard. Elle exagère toujours quand elle veut se moquer de moi. Le fait est là, cependant. Mina et Muto. Quatre ans après, je suis toujours aussi perplexe.

Avec une telle bavarde toujours en train de le taquiner, j’ai espéré un temps que mon neveu se remette à parler. En vain. Je pense qu’il ne sait plus comment faire. Sa voix a été tellement piétinée, tellement méprisée. Elle a dû disparaître quelque part au fond de sa gorge. Peu importe au final, puisqu’il sait se faire comprendre autrement. Comme ses enfants, du reste. À leur âge, ils ne parlent toujours pas. Ils rient, crient, pleurent, mais jamais ils ne se servent autrement de leurs voix. Est-ce vraiment étonnant ? Ils voient que Celui-aux-yeux-rouges n’a pas besoin de mots, que Muto n’a pas besoin de mots. Ici, personne ne leur demandera de parler.

Picta cligne des yeux, se redresse en bâillant. Les singeries de ses nièces ont fini par la réveiller. Par habitude, elle cherche sa canne des yeux, alors qu’elle ne compte pas encore se lever. C’est ce qu’elle fait toujours. Puis elle s’appuie contre mon torse et lève la tête vers moi. L'espace d'un seconde, la terreur passe dans ses yeux et je sais qu'elle a vu des Ours dans ses cauchemars. Puis elle me reconnaît. Je ne dis rien ; c’est inutile. Elle me sourit, observe la cascade et tous ceux qui s’y affrontent dans des panaches d’eau et des cris d’horreur.

– En plein hiver, marmonne-t-elle comme une vieille. Ils déraisonnent !

Ces enfants qui courent dans l’eau ne connaîtront jamais de véritable hiver – pas tels que nous en avons connus. C’est étrange de se dire qu’un même mot peut revêtir un sens si différent, que tout le souvenir d’un monde peut se perdre d’une génération à une autre. Il y a tellement d’autres choses qu’ils ne connaîtront pas.

Picta les regarde aussi, les deux petits Ours et la petite Renarde. L’un est plongé dans un jeu qui consiste à lécher des cailloux pour déterminer lequel a meilleur goût ; les deux autres l’éclaboussent par derrière en espérant le faire hurler. En les observant, je sais à quoi elle pense.

Les deux garçons ont de grandes oreilles ; celles de la gamine semblent ridiculement petites pour une Renarde. Mais quand ils se tiennent côte à côte, ces disproportions disparaissent aussitôt. On se rend compte qu’elles sont de la même taille, tout simplement. Ces trois-là se ressemblent beaucoup… Bien plus que Picta et moi, que Mina et Muto.

Et surtout, leurs pelages sont gris.

Pas blancs, ni noirs. Gris.

Parfois, en les regardant, je ne distingue plus les Ours des Renardes.

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