Epilogue

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« Tu ne retrouveras plus ton ancienne patrie, et il ne t’en est pas destiné de nouvelle.

Ta patrie, c’est le monde : tu n’en as pas d’autre.

Klaus Mann

É P I L O G U E

Hiver

Auroq, 60 ans

À cette heure, le silence règne encore.

Picta dort contre moi. Sur moi serait plus exact. Elle est roulée en boule, la tête sur mes genoux, et je n’ose pas bouger malgré la crampe qui me fait souffrir le martyre. J’observe ses cils blancs qui frémissent comme un liseré de dentelle sur ses joues. Ses grandes oreilles de Renarde qui viennent me chatouiller le bras, et les formes rondes de son corps, si moelleuses, qui appellent les caresses. Sa cheville brisée, pliée dans un angle étrange qui donnerait des frissons à n’importe quel être ordinaire. Parfois, elle sursaute dans son sommeil ou laisse échapper un gémissement, et je joue alors à l’habituelle devinette macabre : à quoi rêve-t-elle, cette fois ? À sa sœur morte ? À sa mère, ses grands-mères ? Qui, parmi celles qu’elle a laissées derrière elle ?

Le soleil est déjà levé, mais la plupart des nôtres dorment encore. La posture de Sperar m’amuserait presque – il rivalise toujours de créativité – mais je sais qu’il passe des heures à se tourner et se retourner, chaque soir, l’esprit brûlé par le manque d’alcool. Et cette idée seule me coupe tout sourire. Près de lui sont couchées Hatsu et Oaka, enroulées l’une dans l’autre comme deux écureuils qui partagent leur chaleur. Plus loin, la petite Nami et l’énorme Hord, qui se rapprochent chaque jour davantage sans jamais oser se toucher. Et tous les autres… Les entendre remuer, rêver, dormir me berce. Je connais par cœur le bruit de leurs souffles, le timbre de leurs voix quand ils grognent ou marmonnent dans leur sommeil.

Des ocelles de lumière, filtrées par le feuillage des arbres, forment un piquetage doré sur leurs corps entremêlés. Le vent fait bruisser les branches. C’est l’hiver, même s’il ne ressemble pas à celui que nous connaissions autrefois. Ici, le vent ne mord pas, ne siffle pas, ne nous fait pas trembler. Il est doux et tiède, quelle que soit la saison. Nous n’avons pas besoin de feu, pas besoin de soie.

Nous avons marché une éternité pour parvenir jusqu’ici. Deux ans. Deux ans de marche, deux ans de quête. Par-delà l’exploitation forestière abandonnée, par-delà la forêt et les Dents. Nous avons tracé notre chemin vers l’est, puis tout au sud, là où personne, peut-être, n’est jamais allé. Nous avons tant marché que nos pieds étaient en sang. Droit devant nous, sans jamais faillir, sans regarder derrière.

La Maison est morte ; elle appartient au passé. Ici, le sol ne pourrit pas à force d’être cultivé et cultivé encore ; les arbres déploient des frondaisons émeraudes, jamais coupés, jamais replantés. Il n’y a pas de mine, pas de tunnels, ni de champs de tourbe. Dans la Maison, tout était confortable et intelligemment conçu, mais tout était cruel et soumis à des règles. Ici, rien n’est facile sans outil, sans objet ni savoir-faire, et pourtant tout est simple. Nous n’avons rien construit. Rien créé de nouveau. Les Dents nous l’ont interdit. « Ne vivez pas comme avant. Vous êtes dehors, maintenant. Faites seulement ce que vous pouvez. Mangez seulement ce que vous trouvez. N’inventez rien, jamais. Inventer ne sert à rien. »

Ils avaient raison. Ils ont la vraie sagesse, depuis l’aube des temps, loin des ascenseurs, des systèmes d’eau courante ou de l’ingénieurie. Nous vivons comme eux à présent – comme des animaux. Nus, serrés les uns contre les autres. Plus de kimono, plus de bijoux. Plus de chaînes.

Je sais que Picta et celles de son âge ne seront jamais réellement heureuses ainsi. Elles ont été des Dames ; elles trop connu le luxe et le confort. Ici, nous mangeons moins bien, nous mourrons certainement plus vite. Nous dormons mal, les nuits agitées de cauchemars, et nombre d'entre nous ont les yeux hantés. Ils les garderont jusqu'à leur mort.

Nous sommes semblables à ces hardes de cerfs qui nous croisent parfois. Plus de peuple, plus d’empire : une simple harde. Libre.

Celui-aux-yeux-rouges nous a suivis. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a trouvé en nous, ni pourquoi il a tenu à quitter les siens. Peut-être pour s’assurer que jamais nous ne construirions de nouvelle Maison. Pour vérifier que les enseignements de son père seraient respectés. Ils le sont. Et lui est parvenu à trouver sa place parmi nous.

Je me demande même si Hazi et lui… Elle sait qu’il ne parle pas comme elle, qu’il ne pensera jamais à sa façon. Qu’il vieillira plus vite. Mourra plus jeune. Et pourtant, elle se blottit contre lui la nuit. Elle rit avec lui. Je crois que son rire à elle le fascine. Les Dents ne savent pas rire ; pas comme nous, du moins. Elle est la seule qu’il appelle par son nom. Les Dents n’aiment pas les prénoms. Pour eux, on ne peut donner un seul nom figé à un être qui change, vieillit et évolue. Mais il fait une exception pour elle.

Parfois, je me demande si les siens sont toujours là-bas, près de la Maison. S’ils chassent encore, et trouvent toujours de quoi vivre. Reste-t-il seulement du gibier dans cette maudite forêt ?

Parfois, je me demande si la Maison tient encore debout, si les miens vivent toujours entre ses murs, ou s’ils l’ont désertée.

Il y a cinq ans, quand nous avons fui, j’ai tenu la promesse faite à Picta. Je suis retourné à la Maison. Un mois après notre départ, j’ai laissé les nôtres cachés très loin, au fin fond de la forêt – nous n’avions pas encore atteint son orée. Et j’ai marché, beaucoup marché. En revenant enfin au pied de la Maison, j’ai d’abord vu la porte, celle par laquelle nous avions fui. Elle était ouverte. La clef était dans la serrure.

Était-ce l'œuvre de mon neveu ? Je n'en serai jamais certain.

Caché dans la nuit, j’ai monté les étages. J’ai retrouvé Erko, sa Dame blottie contre lui, et l’ai tiré du lit. Il m'a fixé comme un fantôme.

« Elles n’ont jamais voulu descendre », a-t-il fini par dire. « Celles du soixante-cinquième. Elles sont toujours là-haut. Elles préfèrent mourir là-bas plutôt que de descendre. »

Je n’ai pas été surpris. Une Dame reste une Dame, quoi qu’elle ait pu vivre.

« Et Raffe ? »

« Il a disparu ce soir-là, en même temps que vous. Parti chasser, peut-être. Chasser loin… ça fait deux mois. Il n’est toujours pas revenu. Je ne sais pas s’il reviendra. »

Erko m’a contemplé tristement.

« Vous avez fichu un beau bordel, mon oncle… Je n’aime pas ce que vous avez fait à Paz. »

Je n’ai pas tenté de nous justifier.

« Les Dames ne veulent pas quitter la Maison », a ajouté Erko. « Et les nôtres ne veulent pas les laisser partir, de toute façon. »

Je suis parti sans me retourner. Trop de fantômes s’accrochaient à moi dans ces couloirs obscurs.

Des bruits d’éclaboussures me tirent de mes souvenirs. Puis des rires. Sous le filet d’eau de la cascade, les premières levées – les plus courageuses – prennent leur bain. Ce sont Grenat et ses trois filles, comme chaque matin. Quand je l’aperçois de dos, je crois toujours voir Pali un instant. Bien sûr, elles n’ont ni la même façon de se mouvoir, de s’exprimer, ni la même voix… Mais à distance, l’illusion est parfaite. À côté de moi, adossé au tronc d’un chêne, Asteior l’observe lui aussi sous ses paupières mi-closes. Il ne sait pas qu’elle aussi le contemple, chaque fois qu’il est à proximité. Ces deux-là passent leur temps à se brûler les yeux sur le corps de l’autre, mais si Asteior se perd simplement dans ses souvenirs, il y a tout autre chose du côté de Grenat.

– Arrête, grogné-je.

Il détache enfin les yeux de ses reins. Il sait qu’il a tort de se leurrer ainsi, d’y penser encore et encore.

– Avec Grenat… nous pourrions…

– Parce qu’elle te rappelle Pali ? N’y pense même pas. Touche-la et je te cogne, Asteior. Elle n’a pas mérité ça.

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