48.3

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3e épisode du jour ! xD

Un sourire mélancolique naquit sur son visage.

– Regarde leurs âges, Picta… Presque toutes les vôtres sont plus jeunes qu’eux… Les rebelles ne sont pas stupides. Ils savent bien qu’il n’y a que trois ans d’écart entre une Dame et son serviteur, rarement plus…

Son regard s’attarda sur mes trois nièces. Je repensai au vieil Ours aux yeux verts. C’était lui, Paz, ce Paz que Maya et Auroq avaient mentionné… qui voulait goûter à leurs jeunes corps. Une colère viscérale me serra le ventre. C’était à cause de lui, à cause de lui et de tous les autres que nous en étions réduites à fuir ainsi, d'une façon méprisable, sans pouvoir sauver notre clan !

– D’autres nous rejoindront par la suite, dit doucement Auroq, mais ce seront des foreurs, comme mon frère…

Un silence s’ensuivit. Sachi le brisa d’une voix fébrile.

– Alors c’est cela, votre plan ? Fuir en laissant les nôtres à leur merci ? Je refuse. Je refuse, vous m’entendez ?

– D’autres que moi iront les chercher, jeta Auroq. Ils les feront descendre et useront de subterfuges pour les mettre en sécurité !

– Je ne les confierai pas à des Ours !

– Ce sont d’anciens serviteurs, eux aussi, grogna-t-il.

– Quelle importance ? Ce sont des lâches ! S’ils n’avaient pas été lâches, ils seraient morts il y a quinze ans. Ils seraient morts pour nous défendre, pour sauver notre honneur !

Auroq serra les poings. Il lui lança un regard très froid.

– Il y a eu assez de morts comme ça ! Les miens sont morts pour vous pendant des siècles, mais ce n’est pas assez pour toi ? (Il la coupa alors qu’elle répondait.) Tu veux rester ici ? Tu veux lutter contre eux ? Alors vas-y. Je ne force personne. Celles qui veulent fuiront avec nous ! Pour les autres… Bonne chance.

Sachi nous dévisagea toutes, le visage crispé, empreint d’une rage froide. Dans mes yeux, elle lut la même détresse, la même horreur que celle qu’elle éprouvait. Mais je savais reconnaître une cause perdue lorsque j’y étais confrontée. Elle nous interrogea toutes du regard, de plus en plus furieuse devant notre silence. Je vis passer toutes les émotions sur les visages des autres, leur déchirement devant ce choix impossible, ce duel moral qu’Auroq m’avait imposé avant elles. Mais la peur et la lassitude gagnait toujours. Même Mina, la battante, la révoltée, se contenta de détourner la tête. Je n’en fus pas surprise. Elles ne voulaient que survivre ; peut-être était-ce nous qui avions tort. Comment deux fourmis pouvaient-elles espérer lutter ?

– Je viens avec toi, Sachi, dit soudain la voix pure de Téa. Je ne partirai pas non plus.

Le choc me fit balbutier.

– Tu as dit toi-même que tu voulais…

La petite trentenaire effacée me lança un regard inflexible comme l’acier.

– Oui, je veux partir… mais pas sans les nôtres, Picta.

Je me forçai à contenir la peur dans ma voix.

– Téa, je ne sais pas ce que tu as vécu il y a quinze ans, mais cela risque de se reproduire ici.

Elle leva le menton. Nous vîmes toutes qu’elle tremblait de crainte.

– Peut-être bien. Mais je ne partirai pas sans Sachi, Ayumi, Moka, Olma, Rani et toutes les autres !

Son courage désespéré me renvoya ma propre lâcheté au visage. Mais nous ne pouvions pas rester. Mes nièces en subiraient les conséquences, et d’autres avec elles. Quel horrible choix que celui-ci...

– L’une de mes amies vit ici, dans la Maison, avec son Ours, dis-je d’une voix rauque. Certaines Dames sont épargnées, certaines ont fondé une famille au quartier Sud… Elle m’a juré qu’elle prendrait soin de notre clan. Et je lui fais confiance.

Un soulagement un peu honteux parut sur de nombreux visages. Je me forçai à poursuivre :

– Si tel est votre souhait, vous pourrez peut-être vous établir là-bas... Mais il vous faudra trouver un domestique pour... pour vous revendiquer...

Revendiquer ! Quel mot détestable. La grimace de certaines filles fit écho à la mienne. Sachi et Téa, quant à elles, ne changèrent pas d’expression.

– Viens, Téa, conclut l’ingénieure avec dureté. Allons-nous-en. Nous avons peut-être quelques heures encore avant que les Ours ne se réveillent… Il faut que nous montions le plus haut possible d’ici-là.

Muettes, saisies, nous les fixâmes alors qu’elles nous tournaient le dos. Elles traversèrent la salle vide dans un silence parfait. Ours et Dames les suivaient des yeux.

– Non, murmura Grenat. Non…

Tous les sorts terribles qui les attendaient peut-être me traversèrent l’esprit. Deux petites silhouettes blanches, égarées dans l'immensité de la Maison... Il leur faudrait voler une lampe pour parvenir à monter... et ensuite ? Retrouveraient-elles seulement leur chemin dans ce labyrinthe obscur ?

– Ne faites pas cela, lançai-je de ma voix de Grande Dame, que j’empruntais rarement. Revenez ici. Vous n’avez pas à… Vous avez la chance de vivre, de gagner votre liberté.

Sachi se retourna.

– Ne prends pas ce ton-là avec moi, Picta. Cela ne fonctionnera pas. (Elle s’adoucit un peu.) Que vaut la liberté si on ne peut pas en profiter ? Moi, je ne peux pas en profiter sans mes amies, mes semblables…

La culpabilité me fit presque suffoquer. Je retins les larmes qui me montaient aux yeux.

– Sachi…

– Veille bien sur elles, Picta. Nous nous retrouverons peut-être… Peut-être un jour.

Elle effleura ses lèvres, puis son cœur, d’un geste fluide et délicat. C’était le signe de l’adieu... et bien souvent celui du deuil.

Je garde ton nom à jamais. Je garde ton souvenir en moi.

Puis elles emportèrent l'une des lampes et sortirent de la salle – elle disparurent à jamais. J’eus à peine le temps de distinguer les larmes dans les yeux de Téa.

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