48.2

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2e épisode du jour !

Sachi leva le menton et scruta Auroq de ses yeux sévères. Elle finit par juger qu’il était de bonne foi, au moins pour la question des kimonos, et les lui arracha d’un geste brutal avant de retourner vers les nôtres.

– Tenez ! Ne prenez pas garde aux malotrus qui nous observent. (Auroq leva les yeux au ciel. Sachi haussa le ton pour être sûre d’être bien entendue.) S’ils avaient un peu d’honneur, ils détourneraient les yeux !

Les Ours baissèrent le regard. Dans un bel ensemble contrit, ils se retournèrent et fixèrent le mur opposé. Je me rapprochai de mon clan, infiniment soulagée de les voir toutes en vie, de les voir s’aider mutuellement à enfiler leurs kimonos, à boucler les ceintures… Elles ne semblaient pas blessées, simplement aussi épuisées que moi.

– Qui sont-ils exactement, Auroq ? questionnai-je en regardant les Ours.

– D’anciens serviteurs, pour la plupart… Mais pas uniquement. Certains sont d’anciens tourbiers, bûcherons ou foreurs. Eux aussi veulent repartir de zéro, loin de la Maison. Certains attendent cela depuis quinze ans… Depuis le jour du massacre.

Je fronçai les sourcils, observai les mâles avec plus de rigueur. De dos, ils se ressemblaient tous. Certains avaient-ils tué ou violé quinze ans auparavant ? Dans ce cas, pourquoi vouloir partir ? Ce nouveau monde leur offrait la plus enviable des positions. Regrettaient-ils leurs actes ? Ou bien avaient-ils refusé de participer au massacre ? Cela me fit penser au gendre de Maya.

– Mais alors, pourquoi ne sont-ils pas partis ? objectai-je. Une Dame seule n’a pas le droit d’emprunter les échelles et de s’enfuir… Mais un Ours le peut. N’est-ce pas ?

Mes semblables se rapprochèrent de nous. Elles écoutaient. Nombre d’entre elles fronçaient les sourcils, doutant encore de cette miraculeuse porte de sortie. Auroq eut un geste las.

– Un groupe d’Ours seuls, sans Dames, qui s’évanouit dans la nature ? Pourquoi ? À quoi bon partir à trois, ou même à quinze ? En étant nombreux, nous avons une chance de reconstruire quelque chose… Quelque chose de meilleur.

Il détourna les yeux.

– Pour beaucoup d’entre nous, fuir n’a aucun intérêt sans les Dames… S’il ne s’agissait que de survie, nous serions restés. Nous avons tout pour vivre, ici. Et certains ont attendu en espérant… retrouver leur Dame… mais ce n’est pas si simple.

Sachi termina de se vêtir avec détermination. Tous ses gestes étaient vifs, économes et pointilleux, comme toujours.

– Et donc, nous devons croire à leur bonne foi ?

– Sachi ! soupira Grenat. Tais-toi un peu. Nous aurons besoin d’eux si nous voulons…

– Sortir ? Vivre dehors, dans le froid et l’hiver qui arrive ? répliqua sèchement l’ingénieure. Quelle sotte idée ! La Maison nous appartient de droit, nous n’avons pas à fuir, ni à nous établir ailleurs !

Je fermai brièvement les paupières. Presque mot pour mot les dires de Maya… Je priai la Maison pour que Sachi ne fasse rien d’inconsidéré, pour qu’elle accepte de partir avec nous.

– Pourquoi rester ici ? objecta timidement Téa, qui finissait d’ajuster son col trop grand pour elle. Nous avons vu ce que la Maison est devenue en notre absence… Je sais que nous avons toutes beaucoup de souvenirs ici, mais… sont-ils vraiment assez forts pour nous retenir ? (Elle baissa les yeux.) Dans mon cas… Ils me chassent plus qu’autre chose.

– Je ne veux pas rester non plus, intervint Grenat avec douceur. (Elle jeta un coup d’œil furtif vers Auroq.) Après ce que nous avons vu au sixième étage… Nous ne méritons pas… Je pense que nous méritons autre chose… Une autre vie que celle à laquelle toutes ces Dames sont réduites.

Le regard de ma sœur passa sur moi. Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre. Nous nous connaissions trop bien… Les marques discrètes dans mon cou, ma façon de me tenir, un peu plus droite, un peu plus cambrée… peut-être sentait-elle-même l’odeur d’Auroq encore sur moi. Elle détourna la tête. La honte me submergea. Non contente de m’être avilie, je lui infligeai cela, à elle qui avait appris la perte de son Ours…

Auroq serra les mâchoires. Devant les yeux médusés de toutes les nôtres, il s’agenouilla sur le plancher et courba la nuque.

– Je suis navré de vous avoir emmenées là-bas. Je ne pouvais pas… Asteior et moi, pendant de longues années, avons dû gagner la confiance des rebelles et de leurs chefs. (Il lança un regard doux vers ma sœur.) Nous espérions retrouver nos Dames et pouvoir sortir un jour avec elles… Alors nous avons dû nous fondre parmi eux.

Il se releva lourdement, hésita quelques instants. Puis, l’expression grave, il nous regarda toutes. Il toucha lentement son torse, à l’emplacement du cœur, puis son front du bout des doigts. C’était un geste d’autrefois, un geste de Dame que je n’avais pas vu depuis bien longtemps. En une autre époque, je l’avais exécuté pour Nasti, dans un jardin désert, un matin de printemps…

Je te respecte.

Je compatis à ta douleur.

Je serai là si tu as besoin de moi.

– Comment oses-tu ? feula Sachi.

Elle se jeta en avant, prête à lui asséner une gifle, mais Hatsu la retint de justesse.

– Calme-toi !

– Tu n’as aucun droit de faire ce geste ! aboya-t-elle. Il nous appartient, à nous, les Dames ! Tu penses être de notre rang ? Toi, un stupide mâle, un être mesquin avec un serpent entre les jambes et le vice chevillé au corps… Un fourbe, un traître ! Tu oses faire le plus beau signe de notre culture, le plus rare !

– Sachi, cesse donc, répliquai-je. Nous avons des choses plus importantes à régler..

Mes nièces observaient la scène, décontenancées. Elles ne connaissaient pas ce geste et sa signification. Elles étaient trop jeunes. Auroq rentra la tête dans les épaules, mais ses prunelles brûlaient de colère.

– Un signe ne sert qu’à exprimer des émotions ! Il n’appartient à personne, il n’est interdit à personne ! Tu crois que les miens n’ont pas d’émotions ? Je n’ai pas le droit d’exprimer ce que je ressens, moi, parce que je suis un Ours ? Je ne peux pas vous dire ce que je pense ?

– Alors dis-le avec des mots ! cria Sachi. Les mots sont vils et trompeurs, comme tous ceux de ta race ! Tu n’as aucun droit… Tu ne mérites pas…

Une larme coula sur sa joue. Elle l’essuya vivement et regarda sa paume humide, choquée. Nous retînmes toutes notre souffle.

– Sachi, murmura Hastu. Calme-toi…

Sachi la repoussa. Elle se mit à sangloter, toujours furieuse.

– Je ne partirai pas ! Faites ce que vous voulez. Je ne quitterai pas notre Maison, je ne suivrai pas ce menteur ! Ni aucun autre Ours ! Nous avons été trahies trois fois, combien d’autres deuils vous faudra-t-il encore pour comprendre ? (Elle désigna la grande porte béante.) Allez-vous-en, puisque vous croyez en lui. Partez mourir de froid là-dehors, loin de tout !

– Sachi, ne dis pas une telle chose, soufflai-je en ignorant la douleur qui me poignardait le cœur. Viens avec nous… Tu ne vas pas rester ici, avec les rebelles…

– Je rejoindrai les nôtres au soixante-cinquième. Je prendrai soin d’elles, puisque vous souhaitez les abandonner !

Téa fronça les sourcils.

– Il n’est pas question de les abandonner… Pourquoi dis-tu cela ? Nous partirons avec elles !

Elle regarda un peu craintivement les autres Ours, comme s’ils allaient lui apporter une réponse. Ils s’étaient retournés vers nous et nous observaient en silence.

– Non, Téa… dis-je délicatement. Nous devons partir à l’aube… Il nous faudrait plus de deux jours pour aller chercher les nôtres, mais Auroq ne peut pas vous protéger plus d’une nuit…

Assaillie par une idée subite, je me tournai vers lui.

– Tous ces Ours qui sont ici… ce sont d’anciens serviteurs, ne peuvent-ils pas revendiquer les nôtres ? Former de faux couples pour les sauver des rebelles ? Tu m’avais expliqué…

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