Chapitre 47

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Hello ! ça fait deux jours que je n'ai rien posté, j'avais beaucoup à faire )8 Du coup je vais poster 2 épisodes aujourd'hui !

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Le rideau de perles bruissa lorsqu’Auroq s’en alla. D’un coup, sans sa rage et sa douleur, la tanière me parut incroyablement vide. Je serrai les poings sans savoir que faire, que dire. Maya me soutint quand je vacillai sur mes jambes. Elle me tendit ma canne, croyant peut-être que j’allais le suivre. Quand je m’en saisis, nous vîmes toutes les deux que ma main tremblait.

– Il a fait tant d’horribles choses… murmurai-je. Il a fait tant de tort aux nôtres et aux siens… Il mériterait… Si la vie était juste, il serait mort le jour du grand massacre ! Il serait mort et tant d’autres gens seraient en vie aujourd’hui…

– Et pourtant il veut vivre, objecta Maya sans laisser filtrer d’émotion. Quoique, je ne suis pas sûre de ça. Il veut surtout que toi, tu vives. Si tu penses tant de mal de lui, pourquoi est-ce que tu veux le suivre ?

Je fermai les paupières un instant.

– Je ne sais pas. Je ne sais que faire, que penser. Je ne fuirai pas sans emmener les nôtres, c'est certain. Mais lui… Maya, savais-tu quel rôle il a joué ce jour-là ? Le jour de la grande catastrophe ?

– Bien sûr, grommela-t-elle. Tout le monde le sait. Je t’ai dit que Lilas avait reçu des cailloux à cause de sa liaison avec Elio… Auroq a reçu des pierres, lui aussi. Beaucoup de pierres. Et de la part des deux camps, tu peux me croire. Surtout dans les premières années. (Elle haussa les sourcils, stoïque.) Une fois, il est venu avec un œil au beurre noir et tellement de sang que je lui ai demandé s’il avait égorgé quelqu’un... Mais non. Il s’était simplement fait tabasser dans les règles de l’art.

Je rejetai cette image d’un geste de tête. Je refusais d’avoir de la pitié pour lui, de lui ouvrir mon cœur encore…

– Tu le savais, et pourtant tu ris avec lui, tu lui sers le thé ? Tu l’invites chez toi ? Après ce qu’il a fait ?

Le regard de Maya fusa vers moi, vif et aigu comme une lame d’argent dans la pénombre chatoyante de la tanière.

– Et toi, Picta ? De quoi m’accuses-tu, au juste ? Est-ce que tu ne l’as pas suivi jusqu’ici ? Est-ce que tu ne l’aimes pas bien davantage que moi ? C’est ton Ours, après tout. Pas le mien. (Elle haussa le menton, insolente.) Tu te souviens de la règle, à l’époque ? On disait qu’une Dame devait toujours être punie pour les méfaits de son domestique, parce qu’elle était responsable de lui. Que c’était à elle de lui inculquer les bonnes valeurs.

Je ne pus retenir un rictus. Elle m’avait remise à ma place d’une bonne petite pique bien sentie. J’avais laissé mon Ours s’échapper de la Maison alors que je le savais incontrôlable. L’on racontait que les Ours n’avaient nulle sagesse en eux, uniquement de la force et de l’impulsivité… et c’était bien le cas d’Auroq. J’avais été sa sagesse, sa retenue. Dès qu’il avait été libéré de moi, il avait tout brûlé autour de lui.

Le visage de Maya s’adoucit. Elle rappela doucement :

– Tu sais… Moi, parfois, je souris à ceux qui ont tué mon peuple… À ceux qui m’ont fait souffrir, qui nous ont toutes fait souffrir. Tu n’es pas stupide, Picta, ni traître d’aimer Auroq. Et je ne le suis pas non plus. Je crois qu’on ne peut pas haïr à vie… c’est impossible. Et je ne pense pas que les vrais monstres existent. Je ne pense pas qu’Auroq en soit un. Il a fait des erreurs dont il porte le poids en permanence…

– Dont nous portons toutes le poids, répliquai-je sèchement. Toi, tes filles, moi et toutes nos semblables, là-dehors ! Ce ne sont pas simplement des erreurs, ce sont des catastrophes meurtrières.

Maya sembla hésiter. Puis elle dit :

– Picta, quand j’étais doctoresse…

Elle s’interrompit aussitôt. Déconcertée, j’attendis qu’elle poursuive. Un coup d’œil furtif lui échappa en direction de Dagnor, et bien qu’il ne la regardait pas et fût aussi discret qu’un meuble, je devinai qu’il savait déjà ce que mon amie allait dire.

– Quand j’étais doctoresse, reprit-elle un ton plus bas, j’ai tué une petite fille.

Je m’y attendais si peu que ses mots me frappèrent à retardement, comme si mon esprit avait peiné à les comprendre. J’eus à peine le temps d’écarquiller les yeux qu’elle reprenait déjà :

– Je connaissais cette enfant… C’était la fille d’une amie.

Elle se tut pendant un long moment. Je tentai de ne pas exprimer de stupeur, de choc, de ne pas la submerger de questions. Pourquoi me confiait-elle cela des décennies plus tard ? Quel rapport y avait-il avec Auroq, avec moi ? Après un effort considérable, elle parvint à continuer.

– Je ne l’aimais pas. Personne ne l’appréciait beaucoup, à vrai dire. C’était une gamine capricieuse et insupportable, qui ne faisait qu’exiger tout ce qu’elle désirait, et qui accaparait l’attention de sa mère en permanence. Elle n’avait que six ans. À la moindre égratignure, elle pleurait, elle pleurait... elle hurlait de douleur… Alors il fallait l’ausculter, rassurer sa mère qui lui offrait des friandises, du miel et des embrassades à n’en plus finir pour la consoler… Et cette maudite gamine, je la voyais sourire entre ses fausses larmes. Par la grâce de la Maison ! À six ans, elle ne savait même pas se tenir, elle ne comprenait pas les notions de dignité et d’honneur !

Maya recommençait à lisser l’ourlet de son nemaki, d’un geste machinal et pointilleux qui m’hypnotisait. Je ne comprenais pas où elle voulait en venir, mais à chaque mot, mon cœur battait un peu plus vite, de nervosité et d’anticipation. Je craignais tant d’apprendre la fin de l’histoire…

– Un soir, elle avait mal au ventre… dit Maya à voix basse. Elle pleurait, pleurait à n’en plus finir, comme toujours… Alors sa mère m’a fait venir. Il était tard, j’étais épuisée, je venais de soigner une patiente très gravement atteinte de la toux noire, une patiente qui allait sans doute mourir bientôt… Ce ne sont pas des excuses, Picta. Je te le dis simplement pour que tu comprennes ce qu’il s’est passé ce soir-là…

Maya fit un geste faussement désinvolte, un peu tremblant.

– J’ai à peine regardé la gamine. J’ai dit à sa mère : « La douleur passera. Pas d’excès ce soir, une bouillotte sur le ventre, fais-la bien boire. »

Elle marqua une pause.

– Le lendemain matin, la petite était morte.

Je me contractai. Maya baissa les yeux.

– Quand on me l’a dit, quand je suis venue… Son corps était déjà raide. Elle avait encore la bouillotte sur le ventre… Elle s’était empoisonnée la veille avec une plante, certainement une digitale pourpre.

Je portai la main à ma bouche, choquée, consternée. Qui avait laissé une digitale à la portée d’une enfant ? Cette maudite fleur était réservée à l’usage des doctoresses, dans une section réservée des jardins. C’était un poison connu pour accélérer le cœur… l’accélérer jusqu’à la mort.

– Je n’étais doctoresse que depuis trois ans, gémit Maya tout bas. Par la Maison… J’avais tué une enfant. Par ma négligence et mon laisser-aller, je l’avais condamnée…

Je lui saisis les mains et les serrai fort pour l’empêcher de lisser encore et encore les plis inexistants de son nemaki.

– Maya, tu ne m’en as jamais dit un mot…

– Bien sûr que non ! Comment aurais-je pu ? Je me sentais ignoble. Monstrueuse au-delà du pardonnable…

Elle détourna la tête.

– Sa mère a failli porter l’affaire au Conseil. Elle voulait me faire juger et condamner. Mais ma caste a pris ma défense… Mes collègues ont fait pression sur elle pour qu’elle n’en dise pas un mot, pour qu’elle se taise. Tu sais ce qu’on disait… Que les bonnes doctoresses sont précieuses, qu’il faut les garder… Notre référente principale m’a simplement dit : « Les erreurs, dans un métier comme le nôtre, cela arrive… »

Hors d’elle, Maya aspira une grande goulée d’air.

– Les erreurs ! Comme si je n’avais tué personne, comme si tout était ordinaire. J’ai détesté ce mot, cette désinvolture. Mais je ne me suis pas dénoncée… Je n’ai rien fait. J’ai gardé le silence, j’ai continué à travailler, toujours plus longtemps, plus efficacement, avec plus d’acharnement… Je n’ai plus jamais laissé cette chose arriver de nouveau… Je suis si lâche, Picta. Si lâche !

J’ouvris la bouche, la refermai. Que dire ? Je n’avais jamais soigné personne. Je n’avais jamais eu la charge d’une vie, la charge de dizaines de vies chaque jour. Je n’avais rien à dire, aucun reproche à formuler, aucun mot d’apaisement – il aurait parut si creux devant sa douleur. Je me demandai un instant si Maya allait pleurer, mais non. Elle débordait de rancœur, pas de tristesse.

– Une erreur, Picta. Une seule erreur. J’en porte encore le poids aujourd’hui, et pourtant ce n’était qu’une vie ! Imagine le poids que porte Auroq.

Je ne pus retenir un mouvement d’humeur. Voilà donc où elle souhaitait en venir !

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