45.3

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IMPORTANT : je vais changer un truc dans les chapitres précédents. Oubliez que Picta a vu Maya et Dagnor sur la terrasse au moment du repas, ok ? Finalement, ce n'étaient pas eux, elle a juste vu un couple amoureux. Compris ? xD

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Auroq me fit monter de nouveau au sixième étage. Tout était calme. Les couloirs s’étaient vidés et seuls de rares murmures et rires résonnaient encore dans l’ombre de certains salons. Accompagnés du bruit sourd de ma canne, nous traversâmes des couloirs que je ne connaissais pas. Nous quittâmes ce qui avait été le quartier Est pour nous enfoncer au cœur de l’étage. Après une longue marche dans l’obscurité, à peine éclairés par sa lampe réduite au minimum, nous finîmes par atteindre le quartier Sud, à l'autre bout de la Maison. Tous les volets de bois étaient ouverts, malgré l’air frais de l’automne, et comme à l’Est, des fenêtres de fortune avaient été rajoutées dans les murs afin de laisser passer la lumière. Des rais de lune dansaient sur notre chemin.

– Où m’emmènes-tu ? murmurai-je.

Ma voix me parut incroyablement forte dans le silence.

– Un peu de patience. Tu le sauras bientôt.

Il souriait encore. Qu’y avait-il donc de si drôle dans ce quartier froid, ténébreux et visiblement abandonné ? J'avais les nerfs à fleur de peau. Pendant que nous arpentions ces corridors sinistres, Grenat et les autres se trouvaient toujours là-bas, dans cette maudite salle, et si un Ours les découvrait... Que se passerait-il alors ? Je détestais l'idée de m'en remettre au neveu d'Auroq pour leur sécurité.

Il désigna les tanières devant lesquelles nous passions. La plupart disposaient encore de leur rideau de perles, mais rien d’autre n’attira mon attention. Auroq finit par s’arrêter devant l’une d’elles. Il mit un index devant sa bouche et me fit signe d’écouter attentivement. Je tendis l’oreille : un léger ronflement émanait de l’intérieur.

Quand il frappa du poing contre le chambranle, je sursautai vivement. Une déferlante de bruits résonna aussitôt derrière le rideau de perles : d’abord, des pleurs d’enfant, suivis d’une voix masculine qui lâcha un juron mal réveillé. Puis un murmure féminin. Quelques mots échangés à voix basse...

– Qui est là ? lança enfin une grosse voix grave.

– C’est moi, dit Auroq. J’amène une amie.

– Fais chier, gronda la voix plus bas. C’est l’autre andouille.

La voix féminine chuchota quelque chose et l’Ours haussa le ton.

– C’est le milieu de la nuit, Auroq ! C’est pas une heure pour s’inviter chez les gens !

– J’insiste. Et de toute façon, les mioches sont réveillés, maintenant. Autant en profiter, non ?

Les pleurs redoublèrent encore, si c’était possible. Le grincement d’un hamac retentit et des pas lourds se dirigèrent vers nous.

– Dagnor ! lança la voix féminine d’un ton péremptoire. Je m’en occupe. Mets-moi mon nemaki et occupe-toi des enfants.

Je me figeai. Un violent espoir se cristallisa dans mes poumons, m’empêchant même de respirer. Dagnor ? Mon regard chercha celui d’Auroq. Il souriait toujours. Je n’osais croire à ce sourire, à ce qu’il promettait.

La flamme d’une bougie apparut derrière le rideau de perles, puis une main blanche et fine le repoussa sur le côté. Une Dame apparut devant nous. Elle avait l’air éthérée et fragile dans son nemaki blanc. Ses yeux gris acier surplombaient des pommettes osseuses. Son long visage maigre m’était si familier… Je dus cligner des paupières pour chasser les larmes qui me montaient aux yeux.

– Auroq ! le rabroua-t-elle. Ici, ce n’est pas comme chez les voyous du quartier Est, on ne fait pas la bringue à l’heure du hibou ! Va-t-en ! Les petits font leurs dents en ce moment, est-ce que tu as une idée du nombre d’heures de sommeil que cela nous laisse ? Bien sûr que non, espèce de vieux célibataire dégoûtant ! (Dans la tanière, les pleurs s’arrêtèrent enfin.) Ma fille ne les supporte plus, elle nous les a refourgués pour éviter de les jeter du balcon. Faut-il vraiment que tu…

Auroq me désigna.

– Arrête de râler, vieille mégère ! J’ai ramené quelqu’un.

Alors la Dame me regarda. Maya me regarda. Et je me sentis à la fois minuscule et terrifiée sous son regard aigu, comme si tant de choses avaient changé, tant d’horreurs avaient eu lieu depuis notre dernière rencontre que nous n’étions plus que deux étrangères l’une pour l’autre.

Pendant un moment, elle resta figée comme une statue. Puis son expression changea ; l’ébahissement remplaça la colère. Son visage se décomposa.

– Pi… Picta ?

Derrière elle, une ombre trapue émergea du salon et la surplomba largement. Une tête carrée plantée sur des épaules massives, un visage profondément austère. Deux yeux sombres presque invisibles, perdus dans l’ombre des arcades sourcilières… Dagnor. Mis à part son torse grisonnant et sa silhouette empâtée, il n’avait pas du tout changé. Il ne marqua même pas de surprise en me voyant là, sur le pas de leur porte. Incroyablement stoïque, il se contenta de hocher la tête vers moi.

Dans le berceau de ses bras, deux enfants dormaient, blottis l’un contre l’autre. L’une était blanche, avec de grandes oreilles pointues. L’autre noir, avec une tête ronde et de petites oreilles…

D'un coup, je réalisai qu’avant cet instant, je n’avais jamais vu d’enfant Ours.

CHAPITRE 46

– Par la Maison, ne cessait de répéter Maya. Par la Maison… Je n’arrive pas à y croire, je…

Elle tentait en vain de préparer du thé, mais tout ce qui lui passait dans les mains tombait aussitôt par terre. Quand elle jeta les feuilles dans les braises au lieu de les mettre à infuser dans la théière, elle poussa un juron.

– Bon sang, je fais n’importe quoi !

– Ouais, fit Auroq. Fais un peu attention, femme stupide. Je surveille, moi, et j’ai soif !

– Oh, toi, tu ne perds rien pour attendre ! Une théière va bientôt t’arriver dans le nez, je te le garantis ! Et puis tiens, pourquoi est-ce que je m’abaisse à faire du thé ? Dagnor ! Au travail, et plus vite que ça ! (Un silence.) Oh, tu portes les petits, c’est vrai. Humpf !

J’assistais à leurs chamailleries sans un mot, sans un geste, avec l’impression poignante d’être plongée dans un rêve. Je ne comprenais pas quel était ce miracle, ni pourquoi et comment Maya et Dagnor s'étaient retrouvés à vivre ici, mais peu importait : j'aurais voulu que ce rêve ne s’arrête jamais.

Leur tanière était en excellent état, basée sur l’exact modèle de notre enfance, et chacun des détails – les jolis mobiles suspendus au plafond, les tapis de mousse, les étagères de bois sculpté, les petits pots de terre cuite – me transportaient dans le passé. Un brasero craquait et fumait au centre du salon. La théière tinta lorsque Maya la posa dessus avec ses mains tremblantes.

– Par la Maison ! Je n’en crois pas mes yeux. Picta, comment… Auroq, où était-elle ?

Auroq s’assombrit.

– Au soixante-cinquième.

Maya écarquilla ses yeux pâles.

– Si haut ! Et vous étiez nombreuses ? Comment faisiez-vous sans pétrole, sans eau et avec le gel chaque hiver ? Vous arriviez encore à faire du feu ?

– Nous faisions… comme nous pouvions, articulai-je d’une voix rauque. Nous y avons passé quinze ans… depuis la grande catastrophe. Nous étions un peu plus de quarante…

Elles sont vingt-sept désormais, et livrées à elles-mêmes.

– C’est incroyable, fit Maya en secouant la tête. Incroyable qu’il reste encore des nôtres là-haut…

Elle s’agenouilla près de moi, sur l’un des coussins vieillis.

– Pourquoi vous n’êtes jamais descendues ? Quinze ans, Picta ! Quinze ans en ermites tout là-haut ! Je ne comprends pas comment vous avez pu tenir.

Je regardai Auroq du coin de l’œil. Assis en tailleur sur le tapis, il tendait ses mains épaisses au-dessus du feu.

– Nous avions peur des Ours, répondis-je enfin. Est-ce vraiment si inconcevable pour toi ? Après ce qu’ils ont fait ?

Dagnor s’était assis lui aussi, les enfants toujours blottis contre lui. Il les berçait doucement et voir un colosse pareil faire preuve d’une telle délicatesse me fit monter les larmes aux yeux. Après tant de temps à craindre les Ours, j’avais oublié qu’ils pouvaient se montrer doux. Mon regard revenait sans cesse aux deux petits : quel âge avaient-ils ? Deux ans ? Ils me fascinaient. Une petite Dame et un petit Ours qui grandissaient ensemble… Pendant des années, j'avais géré les registres généalogiques, j'avais orchestré la distribution des petits mâles à l'extérieur de la Maison. Mais je n'avais fait que donner des ordres. C'étaient les intendants qui emportaient les bébés Ours au loin... Pour moi, ils n'avaient toujours été que des chiffres gravés sur des plaques de chêne.

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