45.2

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– Maintenant que je t’ai trouvée… c’est terminé, dit-il d'une voix rauque. Continuer n'aurait plus de sens.

Je ne le reconnaissais pas. Cet Ours las, sans espoir et sans courage n'avait rien à voir avec celui que j'avais connu autrefois.

– Je suis fatigué, Picta. Fatigué de tout…

– On ne peut pas fuir ! Comment peux-tu seulement le suggérer ? On ne peut pas juste… partir ainsi, tourner le dos à celles qui restent. Nous devons agir, changer la situation des Dames, rétablir quelque chose de mieux dans la Maison...

– Comme si nous avions la moindre chance. Une infirme et un traître pour se faire entendre de centaines, de milliers de personnes ? Tu es trop vieille pour te montrer aussi naïve. (Je le fusillai des yeux.) Ce n'est pas comme dans les histoires que racontaient vos grands-mères ! Il ne suffira pas de faire un joli discours pour que la paix triomphe. On parle de deux camps scindés depuis des siècles, rien ne peut arranger ça ! Tu crois que je n'ai pas essayé ? Quelle perte de temps...

Il secoua la tête.

– La Maison est maudite, Picta, il ne sert à rien de vouloir la sauver. Elle ne fait que mettre un peuple au-dessus de l’autre, donner le luxe à l’un et les chaînes à l’autre… Bientôt, elle tombera en ruines. Regarde autour de toi. Les murs sont rongés par les insectes, les oiseaux sont partis il y a bien longtemps. Presque plus personne ne récolte la tourbe ou le naphte, le gibier se fait rare, des maladies inconnues apparaissent… C'est fini.

Une boule de chagrin obstrua ma gorge. Je ne voulais pas la mort de la Maison. Elle avait toujours été mon foyer – mon seul foyer.

– Nous devons essayer, Auroq ! martelai-je. Tu ne peux pas te laisser abattre ainsi. Tu peux influencer les tiens, tu peux encore... Nous pouvons...

– Non, petite taupe. Ils n’écouteront personne.

Il eut un sourire triste et je me souvins du jour où je l’avais supplié de fuir avec moi, avec ces mots exacts.

– Tu avais raison à l’époque. Il faut que j’arrête de me voiler la face. Chaque fois que j’ai voulu faire mieux, je n’ai fait qu’aggraver les choses. J’ai coulé la Maison, détruit ceux que j’aimais. Je me suis mis à haïr les miens et jusqu’à mes propres neveux. Alors que c’est moi qui ait fait d’eux ce qu’ils sont… J’ai cinquante-cinq ans et où que j’aille, je laisse des empreintes de sang derrière moi. Je ne peux plus continuer.

Il posa sa joue contre la mienne.

– Je sais que tu me reproches de fuir. Que tu as toujours voulu œuvrer pour nos semblables et rendre la Maison meilleure, mais ce n’est pas mon cas. Je n’ai plus de grands idéaux, je n’en veux pas. C’est à toi que je suis loyal. J’ai passé assez de décennies à lutter contre le monde… j’en ai assez à présent.

Son désespoir rampa sur ma peau, me noua la gorge.

– Partons, souffla-t-il. Allons-nous-en. C’est toi qui avais raison, quand nous étions jeunes, quand nous pensions encore pouvoir tout changer… Nous aurions dû fuir tous les deux. Il n’y aurait pas eu de révolte… Il y aurait toujours des serviteurs… des foreurs dans les tunnels… des Dames qui abuseraient de pauvres gosses orphelins. Mais nous serions heureux, quelque part. Loin de tout ça.

Sa voix détruite me donna envie de pleurer. À cet instant, je ne parvenais plus à le haïr. Mais il le fallait pourtant. Il ne méritait ni pitié, ni pardon.

– Hors de question, articulai-je. Il y a des enfants là-haut. Nous avons laissé les nôtres… Tu les as vues. Tu les as… Tu les as dénoncées, bon sang ! Ils feront main basse sur elles dès qu’ils le pourront… Je ne partirai pas ainsi !

– Tu ne peux rien faire ! gronda-t-il d’une voix brutale. Elles devront descendre tôt ou tard. Il faut que les miens les trouvent, c’est le mieux qu’il pourrait leur arriver. Tu préfères qu’elles finissent par mourir de faim là-haut, seules et coupées du monde ?

Je gardai le silence.

– Picta, je ne te laisserai pas te faire tuer bêtement. Pas pour un peuple déjà condamné.

– Tu dois aller chercher notre clan. Nous ne quitterons la Maison qu'avec elles.

– Tu ne te rends pas compte. L'aller-retour me prendrait plus de deux jours ! Nous devons partir avant l'aube. Je ne peux pas vous protéger plus d'une nuit. Une seule nuit, c'est mon droit parce que c'est moi qui vous ai trouvées, selon nos règles. Je ne peux pas vous cacher plus longtemps, ou Paz verra que ma loyauté n'est qu'une façade. Il a décidé qu'il aurait tes nièces. Je suis censé les lui amener demain ! Je dois rester irréprochable à ses yeux, sinon vous ne sortirez jamais d'ici ! Tu veux vraiment que tes nièces soient livrées à Paz ? Hein, Picta ?

Paz. Des yeux vert vif me revinrent en mémoire – un visage âgé, bien marqué par la vie et le travail, dont les prunelles luisaient de concupiscence. Ce devait être lui. Le vieil Ours des bains. Mes poils se hérissèrent dans ma nuque.

– Non, conclut Auroq en voyant mon expression. C'est pourquoi je vais vous faire sortir le plus vite possible. Tes nièces, Grenat, toi, et toutes celles qui sont ici avec vous. Je dois vous mettre à l'abri. Je ne foutrai pas en l'air quinze ans d'efforts, je ne prendrai pas le risque de vous perdre, Grenat et toi ! Pas après vous avoir enfin retrouvées.

– Il le faudra pourtant ! rétorquai-je en serrant ma canne de toutes mes forces. Il y a forcément un moyen de résoudre cette situation. Vingt-sept des nôtres sont encore là-haut, Auroq ! Dont des enfants ! Après tout ce que tu as fait à la Maison, tu le leur dois bien. Tu nous le dois à toutes ! Tu as l'occasion de racheter une partie de tes fautes...

Il détourna la tête.

– Je suis allé trop loin pour pouvoir racheter quoi que ce soit. Je ne changerai pas d'avis. Vingt-sept inconnues ne pèsent rien par rapport à vous deux. Je parlerai d'elles à certains de mes amis. Je te le promets. Ils les feront descendre ; ils s'assureront qu'elles ne tombent pas entre de trop mauvaises mains.

– Voilà tout ce que tu peux me promettre ?

Il refusait de m'écouter. Il ne ferait rien pour elles. Et sans lui, j'étais impuissante... Elles étaient perdues.

– Elles finiront par s'adapter, dit-il d'un ton grave. Comme nous tous. Elles trouveront leur place – ou une place qui leur convient.

– J'ai vu quelle genre de place leur sera échue dans votre nouveau monde ! Voudrais-tu d'une vie pareille pour tes filles, si tu en avais eu ?

– Picta, tu n'as vu qu'une infime partie de nos étages. Une infime partie des Ours qui vivent ici...

– J'en ai vu bien assez.

– Non. Tu ne comprends pas. (Il soupira.) Bon sang, que tu es bornée. J'avais oublié ça...

Nous nous affrontâmes du regard. Il ébaucha un geste, hésita un peu. Puis il me prit la main. Ses doigts étaient épais et rudes, davantage que dans mes souvenirs.

– Viens. Je vais te montrer... Tu comprendras peut-être mieux.

– Je ne suis pas certaine d'avoir envie de voir quoi que ce soit. Nous sommes au milieu de la nuit, entourés de tes semblables libidineux !

Un discret sourire lui échappa.

– Au contraire. Je pense que cela te plaira. Viens avec moi. J'ai une... une surprise pour toi.

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