44.2

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Auroq commença à manger, écartant les fruits pour saisir la viande, plantant ses crocs dans la chair rouge. Aucune de nous ne tendit une main vers les plats. Nous avions déjà compris, en observant nos semblables, que notre tour viendrait après. Un rire jaune me monta du ventre sans sortir de ma bouche. Ces Ours n'avaient fait que reproduire la vile hiérarchie de mon peuple... ce que nous leur avions appris pendant des siècles. Sur un geste d’Auroq, une jeune fille vint remplir les plats devant lui. Elle ne le regarda pas, se contenta de faire son office et de décamper sans demander son reste. Je ne le reconnaissais pas. C’était un étranger, assis près de moi, qui échangeait des badineries avec ses voisins de sa voix grave.

Soudain, quelqu’un arriva derrière nous d’un pas leste. Je me retournai en même temps qu’Auroq : c’était son premier neveu, le jeune Ours aux yeux bleus qui l’avait salué dans le couloir et nous avait dévisagées dans le plus parfait silence. Il se pencha pour s’asseoir, mais Auroq le stoppa d’un geste. Ils échangèrent un regard ; j’eus à nouveau l’impression qu’ils se parlaient sans bruit. Auroq nous désigna, puis lui montra mes nièces. Hazi, Gali et Mina étaient assises en bout de file, à côté de plusieurs Ours d’âge mûr. Mes poils se dressèrent sur ma nuque lorsque j’en vis un caresser la cuisse de Gali d’une main désinvolte. Ma nièce fixait le sol sans oser bouger. Le neveu d’Auroq hocha la tête ; il longea le rang des nôtres et alla prendre place à côté d’elle, forçant les autres Ours à se pousser. Puis, d’un claquement de doigts, il fit venir une Dame qui posa un plat devant lui. Sans nous accorder un regard, il se mit à manger. Gali se détendit de manière visible. Toutes les trois louchèrent vers la nourriture avec envie. « Ne vous faites pas remarquer. » priai-je en mon for intérieur. « Par pitié, tenez-vous tranquilles… »

Mon sang se glaça dans mes veines quand je vis Mina jeter un coup d'œil à la dérobée, puis faucher une pomme parmi les victuailles. Elle la cacha entre ses genoux et revint à la charge.

– Ta fille fait des siennes, murmurai-je à ma sœur.

Grenat se tendit sans répondre. Elle aussi avait vu. Quand le jeune Ours abaissa son regard glacial sur ma nièce, mon souffle se bloqua. Il avait vu. Vif comme l'éclair, il lui attrapa le poignet alors qu'elle volait son troisième fruit. Il dut serrer fort, car un piaulement de douleur échappa à Mina. Ses doigts sans force lâchèrent son larcin. L'Ours la fusilla du regard, appuyant sa remontrance muette, avant de la lâcher. Elle récupéra sa main en fulminant.

– J’ai faim, espèce de brute ! Je peux bien prendre une pomme, non ? La Maison ne brûlera pas pour ça !

Les conversations s'éteignirent près de nous et d'un coup, dix ou quinze regards d'Ours pesèrent sur elle. Grenat tremblait près de moi, et j'étais moi-même terrifiée. Mais Mina semblait au-delà de la peur. Un instant, j’eus la nette impression qu’elle s’apprêtait à donner un coup de pied dans le plat pour le renverser ; Grenat et moi nous crispâmes. Mais sa fille ravala son geste. Elle n’avait pas encore perdu l’esprit à ce point.

– Si tu ne veux pas que je mange, explique-moi pourquoi, au moins ! Vas-y, j’attends. Quoi, tu ne parles jamais ? Tu as perdu ta langue, peut-être ?

Et elle promena son regard sur les autres Ours, comme pour les mettre au défi de lui répondre aussi. Certains semblaient étrangement amusés. Ils observaient le jeune muet d'un air railleur, attendant sa répartie. Lui ne bougeait pas, les yeux rivés à Mina. D'un geste lent et délibéré, mon insconsciente de nièce saisit l'une des pommes cachées entre ses genoux et la porta à ses lèvres. L'Ours la lui arracha d'un coup sec. Il broya le fruit dans son poing, avec le visage si hargneux que pour la première fois, Mina perdit de sa superbe.

– Arrête d’agacer mon neveu, petite, lança Auroq sans quitter son repas des yeux. La prochaine fois, c’est ton bras qu’il cassera. Tu riras moins à ce moment-là.

Mes nièces se ratatinèrent un peu. Au son de la voix d’Auroq, une vague de haine enfla dans mon ventre.

– C’est que ça a du caractère, ces petites bêtes-là, commenta un Ours juste en face de nous. Faudra la dresser, celle-là. (Il effleura Mina du regard.) Je pourrai m’en charger.

– Toi ? rétorqua son voisin. Regarde-la, la pauvrette. Elle mourrait de dégoût en se tapant un vieux bouc comme toi ! C’est un jeune qu’il lui faut. Pourquoi pas moi ?

– Voyez-vous ça !

– Aucune blanche ne se plaint de moi, reprit l’autre en riant. N’est-ce pas, ma belle ?

La jeune Dame à côté de lui se contenta de hocher la tête. Il l’attira contre lui, lui mit une figue dans la bouche et la relâcha sur une caresse. Je détournai la tête. Mon écœurement n’avait plus de limites.

Quand Auroq eut fini de festoyer, ils nous fit signe de nous servir à notre tour. Je poussai la nourriture vers ma sœur et mes amies. Je refusais de manger. Auroq me fixa droit dans les yeux. Je soutins son regard, l’esprit empli de pensées venimeuses.

« Eh oui. Je ne mangerai pas. Essaie donc de passer un bras autour de ma taille, comme tes semblables le font. Essaie de me donner la becquée… Tu y perdras tes doigts. »

Je fus presque déçue lorsqu’il se détourna, sans faire un geste vers moi. J’aurais aimé qu’il me donne une excuse pour le mordre.

Les nôtres ne mangèrent pas beaucoup. Seules mes nièces osèrent remplir leur estomac. Mina ne cessait de fusiller son voisin du regard. Quand leur plateau fut vide et qu’elle lorgna sur une pyramide de poires, posée plus loin, le jeune Ours soupira et la lui fit passer. Son geste me surprit. Plus je le regardais, plus j’avais la sensation qu’il était à part des autres, qu’il ne se mêlait pas à ses semblables. Toujours muet, il se contentait de nous surveiller, sans rire aux plaisanteries grivoises de ses congénères.

Puisque je ne participais pas au repas, j’en profitai pour observer ceux qui nous entouraient. Certains Ours se levaient, leurs repas terminé, et renvoyaient leur Dame après une étreinte, une caresse ou une tape sur les fesses – pour les plus répugnants. D’autres arrivaient et prenaient leur place tranquillement. Je remarquai avec effroi que quelques fillettes se tenaient près de leurs mères, très sages, légèrement en retrait. Certaines avaient l'âge de Mona et Rani. Parfois, celui qui devait être leur père, ou une sorte de bienfaiteur, leur donnait de la nourriture ou les taquinait. Elles souriaient alors en exhibant leurs dents de lait. D'autres jouaient sur la terrasse, un peu plus loin, au jeu de la marelle. Leur innocence joyeuse me choquait. Elles ne voyaient pas l'avilissement de leurs mères... Elles avaient grandi au milieu de tout cela, et tout ce qui m'épouvantait n'était qu'ordinaire à leurs yeux. Elles s'éparpillèrent comme une volée de moineaux quand de jeunes Ours de onze ou douze ans surgirent soudain des jardins dans une galopade effrenée, et se bagarrèrent sur la terrasse. Un adulte les rappela à l'ordre d'un ton rugueux qui les fit obéir aussitôt.

Je cherchais désespérément des visages connus. Ce monde me semblait si éloigné du mien, ces coutumes si barbares… Les visages des plus jeunes ne me diraient rien, bien sûr, mais parmi les Ours et les Dames de mon âge, peut-être y avait-il un espoir. Tout n’avait pas pu changer à ce point. Il restait forcément des vestiges de mon époque, des domestiques qui n’avaient pas changé de camp, des Dames qui refusaient de se prêter à de telles débauches… Hélas, si les mâles étaient de tous âges, les Dames présentes sur la terrasse ne dépassaient pas vingt-cinq ans. Les autres travaillaient au jardin en arrière-plan. Bien sûr. Pourquoi auraient-ils passé leur temps avec des quadragénaires, des cinquantenaires, quand l’étage était plein de jeunes filles plus sveltes, plus faciles à dresser ?

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