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Bonjouuur ! Nous sommes dimanche, joyeux Halloween tout le monde 8)

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Auroq attendait devant la trappe, de notre côté. Nous l’avions franchie tous les deux à peine une heure plus tôt : il était parvenu à sauter de justesse, puis m’avait rattrapée quand j’avais fait de même. Il était si étrange de le voir là, debout dans ce couloir qui n’avait plus vu personne depuis des années, et certainement pas d’Ours… Quand nous nous approchâmes assez près pour distinguer son visage, la main de ma sœur me broya le bras. Mes nièces nous suivaient : elles retinrent leur souffre, intimidées par cet étranger si visiblement mâle.

– C’est lui, souffla Grenat d’une voix altérée. C’est vraiment lui…

Elle le contempla un long moment, puis me lâcha et marcha doucement vers lui. Auroq la regarda venir, l’air craintif et incertain. Ses yeux cherchèrent les miens. Ils appelaient au secours.

– C’est moi, Grenat, dit-il très doucement en levant les mains. Ce n’est que moi, je ne te ferai pas de mal…

À présent, ils se faisaient face. Quand elle avança plus près, il recula presque, comme s’il craignait de la toucher.

– Pourquoi me parles-tu comme si j’étais incapable de te reconnaître ? chuchota-t-elle.

Il baissa la tête. L’émotion qui vibrait en lui me serra le cœur.

– C’est que… la dernière fois que je t’ai vue, tu ne m’as pas vraiment… Tu avais l’air… Tu avais les yeux d’une morte.

Comme elle restait silencieuse, il ouvrit les bras avec maladresse. Elle n'hésita pas un seul instant. Mes nièces ouvrirent de grands yeux, choquées de voir leur mère se jeter ainsi au cou d'un inconnu.

– Je l’étais, dit-elle contre son épaule. J’étais morte, à l’intérieur… Mais c’est grâce à toi si je suis en vie aujourd’hui.

Auroq la souleva du sol et la fit tournoyer un peu, comme il le faisait quand nous étions petites. Un bref éclat de rire échappa à Grenat. Il s’éteignit très vite, tel la flamme d’une chandelle.

– Comment as-tu survécu ? Comment as-tu fait avec… avec les Ours d’en bas ?

Elle ne savait pas quel rôle il avait joué dans tout cela. Elle ne devait jamais l’apprendre, je m’en fis le serment ; à moins qu’Auroq lui-même ne décide de le lui dire. Nous avions toutes récolté notre part de malheur, ma sœur plus encore. Il était temps de laisser tout cela derrière nous.

– Je vous raconterai. Ça n’a pas été sans mal… (Il lui tapota les oreilles avec affection.) Vous me manquiez, bande de demi-portions. Je vous ai cherchées longtemps.

Grenat le serra fort contre elle. Par-dessus son épaule, il observa mes nièces. Une singulière expression passa sur son visage. Un mélange de regret et de douceur.

– Je vous reconnais, vous trois… (Hazi, Gali et Mina froncèrent les sourcils.) Vous étiez trop jeunes. Vous avez certainement oublié mon visage. Et il faut dire qu’il a bien changé.

Grenat posa la main sur sa joue droite.

– Par la Maison, Auroq… Que t’es-t-il arrivé ?

– J’ai embrassé une lampe. C’était une mauvaise idée. Ça m’apprendra à tromper ta sœur ; tu lui demanderas les détails, elle sera sûrement ravie de te les donner.

Sa raillerie parvint à nous faire sourire toutes les deux, malgré l'atrocité de sa blessure.

– Je suis heureuse, souffla Grenat. Si heureuse de te revoir après tout ce temps… espèce de grand nigaud. Tu m’as manqué aussi.

Il la reposa sur le plancher.

– As-tu vu notre mère ? demanda-t-elle d’une voix fragilisée par l’espoir. Ou Pali ? Sont-elles en bas, parmi les Ours et les Dames ? Dis-moi que oui, je t’en prie.

Je détournai la tête. Auroq fit de même, comme un vivant reflet.

– Grenat, je… Je n’ai pas…

Il fixa Mina avec désespoir, comme un noyé qui s’accroche à sa seule chance de survie. Ma nièce contemplait le sol. Avait-elle réellement assisté à la scène ? Elle avait gardé le silence si longtemps... Avait-elle oublié ? Son esprit d’enfant l’avait-il occulté ? Je ne ressentais pas de colère. Seulement de l'incompréhension, et une grande tristesse à l’idée que quoi qu’elle ait vu, j’aurais voulu la protéger de cela – j’aurais voulu revenir ce jour-là, au neuvième étage, et sauver ma sœur et ma nièce.

– Pali… (La voix d’Auroq était presque inaudible.) Pali est morte... Elle est morte cette nuit-là. Lors de la grande catastrophe. Je l’ai vue.

Un bruit étranglé échappa à ma sœur. Je ne la regardai pas. J’en étais incapable ; je me serais remise à pleurer à la seule vue de son chagrin, de sa douleur.

– C’est impossible, implora Grenat. Nous l’aurions su… Nous l’aurions… Quelqu’un nous l’aurait dit… Nous n’aurions pas passé quinze ans ainsi…

Les yeux de Mina se remplirent de larmes. L'une d’elles s'écrasa sur le plancher. Auroq ne la regardait plus. Il ne dit pas un mot à son sujet. Il passa simplement son bras autour des épaules de Grenat, la serra contre lui.

– Moi, je vous le dis. Je suis désolé, Grenat. Beaucoup de gens, Ours et Dames, ont disparu cette nuit-là… Sans que personne n’en sache rien.

Grenat ne pleurait pas. Elle aussi devait être vide, depuis tout ce temps. Dévastée à l'intérieur. Elle s’agrippa à Auroq, s'accrocha à ses dernières bribes d'espoir.

– Et notre mère ? L’as-tu vue ? Notre tante, nos cousines… Les as-tu… ?

– Non. Je ne les ai pas vues, je ne sais pas… Elles pourraient avoir réussi à fuir, comme vous, mais… Il y avait tant de corps en bas… Il était impossible pour moi de les regarder tous.

Le déchirement sur le visage de ma sœur secoua quelque chose en moi. Auroq me lança un regard plein de détresse. Comme il devait être dur d'être le messager de mort, d'être celui qui sait... Celui qui ternit les retrouvailles et nous abîme jusqu'à nous briser. Je ne pouvais les laisser seuls dans leur douleur ; mon cœur en débordait aussi, elle ruisselait dans tout mon corps, emplissait mes poumons, embrouillait mes pensées. Alors je les rejoignis dans un brouillard indistinct. Auroq ouvrit l’un de ses bras et je me retrouvai serrée contre eux. Eux qui étaient encore là, eux qui étaient ma famille. Les yeux fermés, nous partageâmes notre chaleur.

Au bout d'un long moment, Grenat reprit tout doucement :

– Je ne vous laisserai pas descendre seuls.

Sa voix se raffermit.

– Doués comme vous l’êtes, vous seriez capables de vous tuer en… en embrassant des lampes. Je viens avec vous.

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