40.5

3 minutes de lecture

Yoo ! Deuxième épisode du jour :) Bon dimanche à tous-tes !

----

Quinze ans plus tôt, nous avions plusieurs domestiques à nos côtés. Ils s’étaient trouvés avec nous à l’entresol du neuvième étage, ils nous avaient sauvées en nous hissant dans les montes-charges. Puis nous nous étions cachés ici, au soixante-cinquième, tous ensemble. Et naturellement, ils avaient commencé à vivre avec nous... La plupart étaient âgés. Les autres étaient très jeunes, moins de vingt ans.

Parmi ces derniers, rares étaient ceux qui avaient fini par former des couples avec certaines de nos filles. Ils avaient été trois. Les autres n’avaient jamais pu oublier leur Dame, perdue quelque part dans les entrailles sanglantes de la Maison.

Ces trois couples avaient donné des enfants. Uniquement des filles. Amère ironie : c’était comme si la Maison tentait de nous faire comprendre que désormais, plus jamais les mâles et les femelles ne pourraient se mêler. Il y avait eu trop de sang. Trop de hurlements, trop de meurtres… Tout cela nous avait séparés définitivement.

Quelques années plus tard, tous nos Ours avaient disparu. Y compris les trois pères.

Ils n’étaient jamais revenus.

Je devinais qu’ils avaient tenté quelque chose – mais quoi ? Lutter contre ceux d’en bas ? Chercher une issue de secours, un moyen de nous faire quitter l'étage ? Ou bien, tout simplement, avaient-ils voulu retrouver leurs Dames ? Sans doute prévoyaient-ils de revenir vers nous, mais leur mission de reconnaissance avait dû mal tourner. Nous ne le saurions jamais.

Ils n’avaient jamais pu se résoudre à notre disgrâce, à la pauvreté à laquelle nous étions réduites. Chaque jour, les plus jeunes faisaient les cent pas, serraient les poings en refaisant l’histoire, en montant des plans inconscients pour nous sortir d'ici. Après des siècles d'honneur et de travail, après que leurs ancêtres aient servi les Dames pendant des générations, ils ne pouvaient accepter de nous voir déchues à ce point. Leur propre peuple, leurs frères, leurs semblables avait commis tant de violences aveugles, tant d'atrocités, sans en être punis... Leur loyauté sans faille ne le supportait pas. Les enseignantes de mon enfance avaient raison : les Ours étaient différents de nous. Ils étaient faits de rage, d’espoir et de colère. Alors que nous avions toutes fini par nous faire à cette vie, par refuser de penser à ce qui se déroulait en bas, à tout ce que nous avions perdu… eux n’avaient jamais pu.

Et un jour, ils s’en étaient allés.

J’avançai dans la faible lumière qui venait de l’arche, derrière moi. Mon ombre s’allongeait sur plusieurs mètres. En continuant tout droit, j’atteindrais l’un de nos pièges. Le dernier. C’était une grande trappe découpée dans le plancher, qui cédait sous le moindre pas. Après l’avoir sciée, nous l’avions remise en place avec des cales instables. À l’origine, tomber à travers signifiait seulement deux mètres de chute, puisqu’en dessous se trouvait l’entresol, le petit étage intercalaire. Mais en nous aidant d'une petite échelle de corde, nous avions découpé un trou identique dans le plancher de l’entresol, à la verticale directe.

L’Ours qui s’aventurerait dans le piège chuterait sur environ douze mètres, à travers les gigantesques plafonds du soixante-quatrième étage. Suffisant pour qu’il ne revienne pas.

Jamais nos pièges n’avaient servi. Les deux premières années, nous étions souvent allées les vérifier, un par un, mais nous les avions toujours trouvés intacts. Les Ours devaient avoir assez à faire dans les étages inférieurs. Peut-être se moquaient-ils tout simplement de nous. Braver l’altitude pour nous débusquer leur aurait demandé trop de temps, trop d’énergie… Quelle importance revêtions-nous à leurs yeux, insignifiantes et terrées comme des souris ? Surtout s’ils avaient gardé des Dames en bas, pour leur usage personnel... Cette idée me faisait serrer les dents.

Je plissai les yeux dans l’obscurité. Devant moi, une lueur orangée dansait dans le couloir. Mon cœur se mit à battre la chamade. Une lampe. Nous n’avions plus de lampes depuis quinze ans. Nous n’avions plus de pétrole à mettre dedans. Il en allait sûrement de même pour toutes les autres Dames qui subsistaient dans la Maison. Pouvais-je encore croire que cet Ours était l’un des nôtres ?

Je m’approchai encore, dans le bruit étouffé de ma canne. D’abord, je distinguai une petite silhouette assise en tailleur, qui me tournait le dos. Olma.

Et puis, en face d’elle… de l’autre côté de la trappe… se trouvait l’Ours.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0