Chapitre 40

6 minutes de lecture

- Q u a t r i è m e p a r t i e -

AUTOMNE

Picta, 48 ans

Quelque chose heurta le sol devant moi, rebondit mollement sur le plancher avant de rouler jusqu’à mes pieds. Je plissai les yeux. Ce devait être un topinambour. Un topinambour entièrement creusé par les vers, qui n’était plus qu’une enveloppe vide et pleine de déjections.

– Pourri ! éclata la voix de Mina. Tout est pourri ! Non mais regarde ça, tantine ! Tout le potager occidental est comme ça !

Je levai les yeux vers ma nièce. Elle se tenait devant moi, les poings sur les hanches, une silhouette indistincte dans les rayons du soleil couchant. Moi qui espérais profiter tranquillement des derniers instants du jour... Je m’étais cachée là, sur les marches branlantes du coin du jardin, mais cette gamine semblait toujours savoir où me trouver.

– Tout ? me contentai-je de dire.

– Tout ! Les vers ont tout bouffé ! Saloperies !

Furibonde, elle piétina le légume cadavérique. Celui-ci dut vouloir se venger, car elle glissa dessus et s’étala par terre dans un bruit sourd et un chapelet de jurons. Je soupirai. Mina avait vingt-trois ans, mais se comportait rarement comme telle.

– Un peu de tenue, ma nièce ! Si ta grand-mère te voyait…

Elle se releva en maugréant et en se massant les fesses, dépourvue de la moindre élégance. À mon époque, elle aurait déjà été mère à son âge. Elle aurait marché avec grand soin sur de hautes getas, serrée dans des obis somptueux, un éventail à la main. Ces coutumes me semblaient si loin ! Si extravagantes devant cette jeune fille aux pieds nus, aux mains terreuses et pleines d'ampoule.

– Fais-moi voir, décidai-je. Nous pouvons peut-être encore sauver la situation.

– Pfff ! Tu es trop optimiste, tantine ! On se relaie depuis des jours, et pour quelle différence ? Ces bêtes-là, ça se reproduit comme les blattes !

Je lui tendis un bras et elle m’aida à me mettre debout. Avant même que je ne me penche, elle m’avait déjà tendu ma canne.

– Merci, Mina.

Nous nous mîmes en route. Je savais que Mina bouillait d’impatience, mais elle était assez délicate pour se forcer à rester à mon allure. Avec les années, ma cheville me faisait souffrir de plus en plus, et parfois je me sentais déjà vieille. J’avais trop marché dans ma vie. Trop pour une infirme. Et mon corps me le faisait payer à présent.

Nous traversâmes le jardin Ouest, où chacune s’activait avant la nuit. Plusieurs des nôtres nous firent des signes. Il y avait toujours à faire. Ici, au moins, nos récoltes seraient assez belles – les citrouilles, les courges et les choux s’épanouissaient avec ampleur, mélangés à l’oseille, aux artichauts, au céleri et à un nombre conséquent de mauvaises herbes. Nos jardins n’avaient plus la splendeur d’antan. Aujourd’hui, plus personne ne se souciait de faire de belles rangées rectilignes ou de tailler les rosiers. L’important était de manger. Nous n’avions plus de fushias ni de strelitzias, de massifs chatoyants ; des milliers de fleurs sauvages les avaient remplacées, rebelles et têtues, qui poussaient là où elles en avaient envie. Les insectes bourdonnaient partout, les abeilles circulaient dans un ballet paisible, leurs petits derrières jaunes débordant des corolles.

Souvent, en contemplant nos jardins, je ne pouvais m’empêcher de songer à toutes ces heures passées dans la terre au côté de Maya, quand des enseignantes revêches nous faisaient planter des dizaines de pieds de tomates. Maya… Où était-elle à présent ? Vivait-elle encore quelque part, cloîtrée dans les hauteurs de la Maison, comme nous autres ? Ou la grande catastrophe l’avait-elle tuée quinze ans plus tôt, sans que je n’en sûs rien ?

– Regarde ! fulmina Mina alors que nous traversions le jardin Sud. Ici aussi ! Regarde les choux, regarde les endives !

Elle donna un coup de pied dans un légume, qui ressemblait davantage à un déchet qu’à de la nourriture.

– Je n’ai jamais aimé les endives, commentai-je en observant le reste du potager, qui s’étendait à perte de vue. Les autres ont l’air d’aller bien, en tout cas.

– Mais jusqu’à quand ? Et si ça arrivait aussi dans le jardin Ouest ? Tantine, pour l’instant c’est le seul qui nous promet des réserves suffisantes pour l’hiver…

– Calme-toi, Mina.

Nous passâmes près d'Ayumi, notre historienne, qui prodiguait un cours d'histoire aux enfants. Assises en tailleur dans les herbes folles, les yeux ronds, les fillettes l'écoutaient dans un silence religieux. Nous avions depuis longtemps perdu l'envie de les éduquer à la manière stricte de nos mères et de nos grands-mères, mais il fallait tout de même leur inculquer la sagesse, l'inventivité et toutes les connaissances apprises par la Maison. Non loin se trouvaient Grenat et ses deux autres filles, qui bêchaient avec énergie en discutant de la prochaine répartition des cultures – des rotations à effectuer pour le printemps, des parcelles à réserver pour certaines plantations. Elles levèrent la tête à notre passage et ma sœur me salua d’un geste. Elles étaient nues toutes les trois, les pieds souillés de terre. Plus personne ne portait de getas depuis longtemps. Ni de kimono. À quoi bon ?

– Hé, Mina ! lança l’une de mes nièces en gesticulant. Regarde l’écureuil, là-bas !

Il n’y avait pas d’écureuil, et je ne tournai même pas la tête pour le vérifier. Mais Mina, dans son incroyable naïveté, se fit avoir. Comme toujours. Sa sœur en profita pour lui jeter un pied d’endive moisi. Ma nièce le reçut sur la tête et se mit à trépigner en jurant.

– C’est dégoûtant ! Bon sang, Hazi ! Je déteste ça !

L’endive retourna à l’envoyeuse, qui la rejeta aussitôt sur une autre victime.

– Ah, alors c’est comme ça ! rugit Gali, la troisième sœur, en empoignant un artichaut.

Grenat éclata de rire en les voyant se battre à coups de légumes.

– Heureusement que mes filles sont là : maintenant, nous savons quoi faire des récoltes immangeables, me dit-elle en haussant les sourcils.

– Mina, lançai-je avec une sévérité feinte. Tu es censée me montrer le jardin Est, non tuer tes sœurs à coups d’artichaut ! Nous aurons besoin d’elles pour les récoltes, laisse-les donc en vie encore un peu.

Ma nièce grommela dans sa barbe et jeta un dernier rutabaga sur Hazi, ce qui fit voler des vers sur un mètre de circonférence. Puis elle m’attrapa par la main et me traîna derrière elle, espérant échapper aux représailles.

En effet, le potager Est n’était pas beau à voir. Tout était rongé, abîmé, déjà flétri. J’étais dispensée de jardinage à cause de mon infirmité, et à cette période je préférais le côté Ouest ; cela faisait quelques semaines que je n’étais pas venue ici.

– Maman et Sachi pensaient qu’on pourrait peut-être sauver une partie, grogna Mina. On a tout essayé, mais… laisse tomber, c’est impossible. Chaque année ça empire…

Nous marchâmes dans les rangs détruits, parmi ces plantations qui nous avaient demandé des heures de travail et de réflexion.

– Les Anciennes auraient su comment faire, dis-je à mi-voix. Je suis certaine qu’elles auraient su.

Mina ne prêta guère attention à mes mots. Elle avait grandi dans l’après ; pour elle, les Anciennes n’étaient qu’un radotage de vieilles femmes. Parfois, je ressentais tout le fossé qui nous séparait. Ce n'étaient pas seulement vingt-cinq ans d'âge. Mina voyait le monde à la façon des jeunes, celles qui n'avaient jamais connu la splendeur de notre vie d'avant, ou si peu. Cette vie-là était la sienne, elle n'en imaginait pas d'autre. Alors que Grenat, moi et toutes nos semblables étions restées coincées dans nos souvenirs. Nous voyions clairement tout ce qui n'était plus... tout ce dont nous manquions aujourd'hui.

Parvenues tout au bout du jardin, nous fixâmes l’horizon bleuté, la plaine qui s’étendait au loin et la forêt pleine de pourpre, d'orange et d’or. Tout ce paysage flamboyant qui nous était interdit, qui ne nous avait jamais appartenu… Et qui semblait plus hors d'atteinte que jamais, à présent que nous étions piégées dans les hauteurs de la Maison.

– Si seulement nous avions cette terre-là, gronda ma nièce en faisant écho à mes pensées. Elle doit être si riche… Peut-être qu’il n’y a même pas de vers, en bas !

L’automne était bien installé. Bientôt, il soufflerait un vent glacial et pleurerait des larmes de givre. Et il faudrait continuer de survivre, comme chaque année. D’une main, je caressai la rambarde de bois, puis les ailes déployées des hérons qui tenaient lieu de balustres. Je pris bien garde de ne pas m'y appuyer : elles tombaient en morceaux et nous n’avions plus de quoi les remplacer. Mina me regardait en silence. Elle avait le visage de ma sœur, avec des joues rondes qui me rappelaient ma grand-mère – ou peut-être moi. Et ses yeux, tels deux fragments de ciel, me transperçaient chaque fois tant ils étaient semblables à ceux de Pali.

– Comment on va faire, tantine ? finit-elle par demander.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0