39.2

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Il hocha la tête, incapable de formuler un mot. Picta fit volte-face vers moi :

– Auroq ! Que comptes-tu faire ? Vas-tu vraiment rester ici ?

– Regarde-moi… Regarde dans quel état je suis : c’est fini. Je suis arrivé au bout. Au bout de ce que je suis capable de faire.

Les pas et les voix se rapprochaient, puis s’éloignaient, en se déplaçant à travers les couloirs. Des voix rocailleuses comme les pierres qui roulaient dans les tunnels de la mine. Je luttais contre la fièvre, en évitant de regarder la mare rouge qui s’étendait sur mon torse.

– Va-t-en vite. Ils arrivent ! Je ne te servirai à rien dans cet état.

– Ne dis pas de sottises ! Je refuse de te laisser ici. (Elle me toucha le bas de la joue.) Tu as bien assez souffert.

Sa douceur me donna envie de pleurer.

– Après ce que j’ai fait…

– Quoi que tu aies fait, tu n’as pas à saigner davantage, rétorqua-t-elle. Ce n’est pas en souffrant que tu gagneras mon pardon. Viens avec moi. Tu œuvreras à nos côtés, tu nous aideras à reprendre la Maison…

– Non, je dois rester là. Je dois essayer d’arranger la situation, leur parler...

– Cela ne servira à rien, gronda-t-elle. Ces monstres n’écouteront personne !

Je la contemplai, si belle malgré sa jambe au supplice et ses poings contractés par la colère. La souffrance incendiait toute ma mâchoire, tentait de me réduire au silence, mais il fallait que je finisse – il fallait que je dise certains mots.

– Peut-être. Mais je dois essayer, c’est à moi de le faire, c'est mon rôle… Picta, laisse-moi, je n’ai pas le droit de monter avec vous. C’est à cause de moi. Tout est arrivé à cause de moi…

Je posai mes mains sur elle, l’attirai contre moi et posai mon front contre le sien. Comme ce jour, si lointain, où je l’avais abandonnée.

– C’est moi qui ai planifié l’attaque. J’ai eu l’idée des échelles… J’ai chargé des Ours de fabriquer les lampes explosives… C’était moi, Picta. Tout ça, c’était moi… Voilà ce que j’ai fait en quinze ans.

Elle hoqueta, se dégagea de mes bras.

– Non !

– J’ai entendu une voix ! lança quelqu’un loin derrière une cloison. C’est par là ! Une voix d’Renarde ! V’nez vite, les gars !

Je poussai Picta vers le jeune esclave, puis dis vite à voix basse :

– C’était la Maison que je voulais abattre. Pas les Dames. Je n’ai jamais voulu ce massacre, je croyais que les Ours… Que nous arriverions à… Ça ne devait pas se finir ainsi…

Elle me dévisagea, hébétée. Détruite.

– Non, ce n’est pas vrai.

Mais elle y croyait déjà. Je le voyais à ses yeux, emplis d’effroi, qui détaillaient mon visage comme s’ils ne parvenaient plus à le reconnaître.

– Va chercher ta famille et partez, dis-je doucement. Va-t-en, ma Picta. Je suis un Ours… je suis un foreur… Laisse-moi parmi les miens.

Elle recula en silence, un pas après l’autre, vidée de toute expression. Derrière elle, le jeune soulevait le tapis et ouvrait le passage dérobé.

– Vite, ma Dame !

– Quand nous nous reverrons, tout ira mieux, articulai-je. Je vais réparer mes erreurs... Je te le promets.

Picta me tourna le dos, très droite. Quand elle disparut dans le passage obscur, toutes les cellules de mon corps se rebellèrent, crièrent leur fureur et leurs supplications. Je dus me faire violence pour ne pas la rappeler. Il me sembla soudain que toute notre vie n’était que perte et retrouvailles, dans un cercle vicieux qui m’épuisait chaque fois davantage.

– Y a un Ours ! brailla un rebelle derrière moi. J’vois pas d’blanche… Mais elle doit pas être loin ! J’vous jure, j’l’ai entendue crier, j’ai pas rêvé !

À présent, je ne voyais plus que les yeux du jeune serviteur, qui luisaient dans les ténèbres de l’escalier dérobé.

– Je suis désolé… sanglota-t-il. Je voulais pas vous faire ça… J’ai pas vu…

– Peu importe. On se fout de moi. Mais elle… (Je cherchai mes mots.) Protège-la au péril de ta vie.

Il s’inclina. Puis la charnière grinça dans le silence, et je me retrouvai seul avec avec le souvenir de Picta.

D’un geste, je me retournai vers ceux qui accouraient. J’inspirai profondément. Il fallait trouver quoi leur dire. Il fallait trouver comment le leur dire. C’était à moi de prononcer les mots, c’était à moi de chasser leur rage et leurs envies de vengeance, de les ramener à leur état antérieur. De retrouver, tout au fond d’eux, ceux qu’ils étaient réellement et de les tirer à l’air libre. Je pouvais le faire : j’étais un Ours, j’étais l’un des leurs.

Mais jamais je n’avais tant haï mon peuple.

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