38.3

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2e épisode du jour ! Bonne fin de week end :D

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Elle se détourna. Avant qu’elle ne disparaisse parmi les autres Dames, je lui lançai :

– J’ai trouvé Grenat et tes nièces.

Elle se figea aussitôt.

– Elles sont dans l’entresol, en…

… sécurité. Mais je ne parvenais pas à prononcer ce mot. Picta verrait bien assez tôt l’état de sa sœur – et elle apprendrait bien assez tôt la mort de Pali. Un frisson d’horreur me traversa quand je réalisai que peut-être, peut-être, j’aurais pu la sauver. Avec de bons réflexes et une chance insolente, j’aurais peut-être pu annoncer à Picta que ses deux sœurs étaient en vie… J’aurais pu choisir de me battre à mort pour défendre Pali, comme l’aurait fait un Ours digne de ce nom.

– Vas-tu me dire que tu les as sauvées ? attaqua Picta qui me tournait le dos. Protégées ?

– Peu importe. Ce n’est pas le moment… Allons les rejoindre.

– Parce que quoi que tu aies fait, ce n’est pas assez. Pas assez pour expier ta faute.

Je fermai les yeux un bref instant. Elle ne faisait que mettre des mots sur les pensées qui me tourmentaient ; pourquoi cela me semblait-il mille fois plus violent dans sa bouche ?

– On règlera nos comptes plus tard. (Je tendis la main pour effleurer son bras.) Je vais te faire monter, je vais t’escorter…

Elle se dégagea et recula dans la foule, bouscula trois Dames âgées, puis un serviteur, jusqu’à se retrouver tout au bord du palier vertigineux de l’escalier.

– Je n’ai pas besoin d’une escorte de ta sorte. Et il est hors de question que je parte sans Agapi.

Encore cette maudite Renarde ! C’est elle qu’elle cherchait tout à l’heure.

– Tu n’as plus le temps, bon sang ! Grenat est en danger là-haut ! Ta famille a besoin de toi ! Tu vas vraiment les laisser seules en haut ? On ne sait même pas où est Tiukka, ni si elle est en vie !

Je la vis lutter contre elle-même ; sa volonté de fer faiblit un peu et d’un coup, toutes ses émotions apparurent sur son visage, la terreur, la rage, l’impuissance, le déchirement. Je me forçai à ne pas la toucher, alors que je ne désirais rien d’autre que l’attirer contre moi pour la protéger. Des cris retentirent derrière elle. Puis des hurlements. Tout s’accélérait autour de nous, mais nous restions figés, atrocement statiques alors que nous aurions dû courir ; j’aurais dû la tirer, la forcer, la soulever dans mes bras… j’étais bien trop faible pour ça. Elle voulut reculer encore, mais une vague de bousculades la poussa en avant et je la rattrapai in extremis.

– Mes Dames, tonna la voix grave d’un intendant qui arrivait de l’escalier. Je vous prie d’avancer… Il y a encore beaucoup de monde en bas… Les rebelles ne sont pas loin de franchir les barrages, de grâce, dépêchez-vous !

Picta et moi bloquions le passage ; des cris et des remontrances s’élevèrent tout autour de nous.

– Viens, la suppliai-je. Agapi te rejoindra plus haut. S’il te plaît…

Elle me dévisagea, le regard terne, avant d'abdiquer. D’un geste, elle me força à la lâcher, puis se laissa entraîner par la foule. Je me glissai dans son sillage.

Le deuxième étage grouillait de Dames et de Grandes Dames paniquées, mais les insurgés n’étaient pas descendus jusque-là – pas encore. Débarqués au quatrième étage grâce aux échelles, ils avaient dû se disperser vers le haut et laisser le reste aux attaquants du rez-de-chaussée. Des files d’une longueur cauchemardesque s’étiraient devant chaque ascenseur ; les rares intendants présents ne savaient plus où donner de la tête. Ils recrutaient de jeunes serviteurs pour faire contrepoids et hisser les groupes de Dames dans les hauteurs de la Maison, mais tout était d’une lenteur effroyable. Les passages dérobés des entresols étaient grands ouverts et là aussi, des Dames attendaient leur tour ; des disputes âpres enflammaient les couloirs, chacune tentant de convaincre les autres que l'entresol était une meilleure option que les ascenseurs, ou inversement. Picta ne tenta même pas de prendre place dans une queue. Elle se dirigea tout de suite vers un escalier, en traînant à moitié sa jambe gauche ; une admiration presque violente me prit aux tripes devant un tel cran. Je la surveillai de près alors qu’elle montait une marche, puis deux. Elle ne cessait de ralentir et je suais d’angoisse à l’idée de la voir tomber.

Quand je lui tendis mon bras, une gifle sonore me remit les idées en place.

– Il me semble t’avoir demandé de ne pas me toucher.

Cette fois, le message était passé.

Deux intendants montaient la garde sur le palier du troisième étage. Quand nous parvinmes à leur niveau, ils notèrent mon état pitoyable et se consultèrent du regard. L'un d'eux choisit d'abandonner son poste.

– Vite, ma Dame ! À l’ascenseur ! Je ferai contrepoids. Dépêchons-nous…

Il ouvrit la marche, vérifiant chaque corridor avant d’y pénétrer, le regard vif et les oreilles aux aguets, attentif aux moindres grincements de parquet. Voir quelqu’un d’autre prendre les choses en main me fit presque trembler de soulagement ; soudain, mes forces m’abandonnèrent. Je titubai, puis m’appuyai contre le mur. Devant moi, Picta s’arrêta. J’inspirai et expirai à fond. J’avais chaud et froid à la fois depuis un certain temps. Je me savais déjà fiévreux en sortant de la mine et cela ne cessait de s’aggraver... Picta se retourna vers moi. Malgré la gifle, malgré tout ce qu’elle m’avait dit et que j’avais cent fois mérité, je crus voir un éclair de crainte fuser dans son regard.

« Si tu t’écroules ici, personne ne te portera. Personne ne t’aidera. » Elle dut le penser en même temps que moi.

Je bataillai pour reprendre le contrôle de mon corps. Je ne pouvais pas en rester là – je ne pouvais pas m’avouer vaincu, pas comme ça. Jamais. Je pouvais encore enfouir la fièvre en moi... tout au fond de moi.

– Dépêchez-vous ! ne cessait de haranguer l’intendant, devant nous. Plus vite, plus vite ! Vous n’entendez pas ?

Des cris et des rires résonnaient au loin, côté Nord, et nous comprîmes très vite qui venait ainsi. Il fallait courir, mais Picta en était incapable. Elle boitait tant !

– Vise la joue gauche, cette fois, grognai-je en passant mon bras autour de sa taille.

Mais la gifle ne vint pas. Picta appuya sa tête contre mon épaule. Elle haletait de douleur à chaque pas. Quant à moi, la peur me faisait suffoquer.

Faites qu’elle s’en sorte… Faites qu’elle s’en sorte… Je ne veux pas qu’elle meure là… S’il vous plaît, faites qu’elle s’en sorte…

Je n’avais jamais prié la Maison, je m’étais souvent moqué des Renardes qui l’imploraient de réaliser leurs vœux. Mais ce jour-là, j’étais prêt à donner ma vie, j’étais prêt à reconstruire cette maudite baraque planche par planche si elle parvenait à protéger Picta.

– Mais que faites-vous ? s’exclama l’intendant en se précipitant vers nous. Les rebelles arrivent… Plus vite, ma Dame, plus vite ! Courez !

– Je ne peux pas, siffla Picta entre ses dents serrées. J’en suis incapable…

L’Ours baissa les yeux vers son attelle. Je le vis fouiller le couloir du regard, peser le pour et le contre, ébaucher un geste pour proposer de porter Picta, puis s’y refuser. Je lisais si facilement en lui ! Ses prunelles, son visage, l’inclinaison de ses sourcils… Tout cela m’évoquait quelque chose. Je fouillai fébrilement ma mémoire. Avait-il été l’un de mes collègues d’entresol ? Furieux de ne pas m'en souvenir, je jetai un œil à son clou d’oreille.

Le numéro qui s’y trouvait me coupa la respiration.

333.

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