37.5

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– Je dois retrouver ma maman… S’il vous plaît, monsieur, aidez-moi à retrouver ma maman…

Je me déplaçais en rasant les murs, vérifiant que chaque couloir était libre avant de m’y engager. La plupart des rebelles étaient sans doute montés plus haut après avoir dévasté cet étage. Des sanglots et des gémissements résonnaient d’un recoin à l’autre ; des silhouettes blanches se recroquevillaient au pied des arches, au fond des tanières mises sens-dessus-dessous. Je vis des mères assises au sol avec leurs filles blotties contre elles, de jeunes Renardes qui pleuraient en silence dans les lambeaux de leurs kimonos, et beaucoup de vieillardes et d’enfants inertes, face contre terre, mortes ou agonisantes. À mon passage, les Dames qui étaient en vie se serraient contre le mur, le plus loin possible de moi. Quand elles distinguaient le clou d’esclave à mon oreille, elles se rapprochaient au contraire et m’appelaient d’une voix cassée qui avait déjà trop crié.

Je ne réagissais pas. Je les esquivais simplement, en serrant la gamine contre mon torse, et continuais de marcher.

Picta, il faut que je trouve Picta. Picta, ses sœurs, Tiukka…

Je ne ressentais plus rien. L’horreur qui m’avait submergé disparaissait lentement, anesthésiée par les scènes qui se succédaient, toutes identiques. Plus rien n’avait de sens, hormis de trouver celles que je cherchais. Je jetais un coup d’œil à chaque Dame, traquant un visage connu ; chaque fois que je croyais voir Picta dans les rondeurs d’une Renarde, ou Tiukka et ses kimono de soie pourpre, mon souffle se coupait d’un coup et toutes mes émotions revenaient au centuple. Puis elles s’évanouissaient, sans un bruit, quand je me rendais compte que la Renarde avait les yeux bleus, ou roses – qu’elle n’était pas Picta, ni sa mère.

– Je dois retrouver ma maman… ne cessait de pleurnicher la gamine contre moi. S’il vous plaît, monsieur… Aidez-moi à retrouver ma maman…

Je finis par la poser par terre et m’accroupir à sa hauteur. Elle était haute comme trois pommes ; quel âge avait-elle donc ?

– Écoute-moi, petite, c’est trop tard. Ta mère est morte. Elle ne reviendra pas.

Elle accusa le coup.

– Non ! Elle est encore vivante…

– Elle est morte, répétai-je en tentant de ne pas m’impatienter. Je l’ai vue mourir. Toi aussi, tu l’as vue. Tu étais là.

– Non ! dit-elle avec véhémence. Je cherche ma maman ! Elle, c’était pas maman… c’était ma tata…

Ses yeux se remplirent de larmes.

– Ma tata Pali…

Je compris enfin pourquoi elle refusait de lâcher le morceau.

– Bon… Alors si tu vois ta mère, dis-le moi… Je cherche quelqu’un, moi aussi.

Puis le nom qu’elle avait prononcé me frappa.

– Attends, qu’est-ce que tu as dit ? Comment elle s’appelle, ta tante ?

– Pali…

La gosse se cramponna à moi et enfouit son petit visage plein de morve dans mon pelage. Je ne réagis pas. Pali.

Je ne croyais pas ce que je venais d’entendre.

– Impossible, sifflai-je entre mes dents.

Je revis le pieu s’enfoncer dans la cage thoracique de la Dame, clouant la soie de son kimono dans ses viscères, jusqu’à se planter dans le mur derrière elle. Le sang sur les boiseries…

« Hé, elle était vachement belle, celle-là ! »

Je n’avais pas fait attention à son visage. Je l’avais vue sans la regarder, sans retenir le moindre de ses traits. C’est impossible, me répétait mon esprit. Impossible.

Non, finis-je par décider. C’était une autre. La sœur de Picta ne pouvait être la seule à porter ce prénom dans la Maison. Je refusais de l’envisager.

Mais une prise de conscience me frappa soudain. Bleu. Le kimono de la morte était bleu. Je me souvenais de la flaque écarlate qui avait imbibé la soie, qui s’était répandu lentement…

– Comment s’appelle ta mère, petite ? dis-je d’une voix rauque.

L’enfant leva ses grands yeux clairs vers moi.

– Elle s’appelle Grenat.

CHAPITRE 38

Je parcourus l’étage en silence, la gamine suspendue à mon cou. La gamine… Non. La fille de Grenat et de Felenk. La nièce de Picta... Presque ma propre nièce. Et j’avais laissé l’une de ses tantes se faire tuer devant elle, de la façon la plus sordide qui soit.

Et les deux gosses qu'ils avaient abattues... Étaient-elles ses cousines ? Les filles de Pali... Les filles d'Asteior ? Je n'avais pas la force de le lui demander.

Des bribes de souvenirs me revenaient sans arrêt, incrustées en transparence sur la désolation que je voyais partout, sur les pleurs et le sang qui envahissaient la Maison. Les trois sœurs réunies. Les trois petites Renardes en train de jouer avec moi, de me faire essayer leurs coiffes, de m’apprendre les échecs… de chercher une messagère pour m’aider à retrouver mon frère…

J’avais été stupide. Stupide et orgueilleux de croire que j’avais une chance de renverser la Maison sans que les miens ne perdent la tête, sans que cela ne se solde par un champ d’atrocités.

Tu as tué Pali, me répétait sans cesse une petite voix dans ma tête. Tu as tué Pali...

« Maman était partie au tournoi d’échecs » avait sangloté la petite. « Dans la petite salle de jeux, près des balcons… »

Je cherchais sa mère, espérant que sa seconde et dernière tante se trouverait à ses côtés.

Et je me demandais si un jour, j’oserais de nouveau regarder Picta dans les yeux.

Quand j'atteignis la salle de jeux, un silence de plomb régnait à l'intérieur. Les Dames avaient dû être interrompues en plein tournoi par une mêlée d’Ours armés. Tous les plateaux d’échecs, de go et de dames gisaient sur les dalles de bois, parfois fracassés en deux. Les miens avaient dû se faire un plaisir de tout dévaster, de fouler aux pieds ces symboles de l’intelligence des Renardes, tous ces jeux que nous ne connaissions pas. Je contemplai la salle. Pas de cadavres ici. Il restait plusieurs Dames, recroquevillées dans les alcôves avec leurs filles, tentant de se cacher de la menace que je représentais. L’air puait la peur, la sueur et d’autres odeurs sinistres qui me hérissèrent l’échine.

– Tu vois ta mère ?

Leste comme un écureuil, l’enfant grimpa sur mes épaules et s’agita comme une girouette. D’un coup, un souvenir puissant me revint en tête, si fort et si précis que même les odeurs changèrent autour de moi. Je me retrouvai ramené au marché aux Ours, avec une petite boiteuse…

– Là !

La gamine sauta par terre et courut vers un coin de la salle, au pied d’une des arches sculptées. Ses pas légers résonnaient dans le silence. Je la suivis doucement, effrayé à l'idée de revoir Grenat après tout ce temps, après ce que j'avais fait.

C’était bien elle. Elle avait peu changé en quinze ans... Assise au sol, jambes écartées dans une posture qu’aucune Dame n’aurait adoptée, elle avait déjà deux enfants blotties contre elle, une de chaque côté. Immobile, elle fixait un point droit devant elle, le visage dépourvu d’expression, les yeux si vides que je la crus morte.

Mais en m’approchant un peu plus, je distinguai le mouvement faible, régulier, de sa poitrine qui respirait encore.

– Maman ! Maman ! glapit la gamine en se précipitant vers elle.

– Mina ! s’exclamèrent les deux autres petites, qui devaient être ses sœurs.

La gosse s’agenouilla auprès de sa mère et l’enlaça.

– Maman… J’étais avec tata Pali mais… les Ours… Ils ont…

Un gros sanglot lui coupa la voix. Sans même la regarder, Grenat posa une main sur le dessus de sa tête – la gamine se blottit contre son flanc – mais ne dit pas un mot. Je m’approchai encore un peu, sans comprendre. Pourquoi ne réagissait-elle pas ? Pourquoi ne serrait-elle pas sa fille dans ses bras ?

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