37.4

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Je les surveillai jusqu’à ce qu’ils aient atteint le bout du couloir, en jetant des coups d’œil derrière moi pour m’assurer que personne n’arrivait. Ils disparurent à l’angle. Mais avant que je n’aie pu les suivre, un grand vacarme explosa dans cette direction, suivi de cris terrifiés.

Je fonçai vers eux et mon sang se glaça dans mes veines. Je ne leur avais fait gagner qu’un misérable sursis.

– Tuez les gosses et les vieilles, gardez les jolies, on en aura b’soin !

Paz et Roc. Accompagnés d’un bonne dizaine d'Ours. En un éclair, je discernai leurs visages satisfaits, les piques et les burins ensanglantés dans leurs mains… et la ficelle que l’un d’eux portait autour du cou. Dessus, il avait enfilé vingt ou trente clous d’oreille. Des matricules d’esclaves, arrachés à leurs porteurs légitimes. Quand Paz posa la main sur le kimono d'une des Dames, elle lui mit une gifle retentissante en pleine face.

– Comment osez-vous ? Reculez immédiatement. Reculez tous ! Répugnantes créatures ! Vous serez fouettés pour cet outrage !

Le courage de cette Renarde me scia les jambes. Un instant plus tard, elle était morte.

– Ta gueule, toi !

Clouée au mur d’un coup de pieu, elle cracha un mélange de salive et de sang qui sembla presque noir dans la lueur des lampes. Les autres Dames hurlèrent de terreur. Quand Roc retira son arme, sa victime glissa lentement le long des fresques. Un dernier spasme agita son corps.

– Hé, elle était vachement belle celle-là, protesta l’un des autres.

– Belle ou pas, on n’a pas besoin d'furies comme ça, trancha Paz. Tu t’en trouveras une autre. Faut pas s’priver d’faire du ménage, elles sont nombreuses dans la baraque.

Et il tua la vieille Dame qui se trouvait à côté d’elle de la même manière.

Trois fillettes s’agrippaient aux jupes des mortes, les yeux levés vers elles, sans comprendre cette vision atroce – celle de la cage thoracique éventrée sous la soie.

– Mes Dames ! Non ! gémit le vieil esclave en tombant à genoux. Vous n’avez pas le droit… Devant leurs propres filles… Vous n’êtes que des bêtes, des démons…

Malgré son timbre déformé par l’horreur, un écho confus tinta dans ma mémoire – un souvenir, une bribe depuis longtemps perdue. Cette voix…

« Mets-toi au boulot, petit, et plus vite que ça. »

« Hé, petit, va donc frotter les seaux d’aisance des Dames au lieu de sauter dans les feux comme un con. Tu rigoleras moins quand t’auras des cloques. »

Cette voix… c’était celle de Goliath.

Le cœur figé d’effroi, je reconnus mon contremaître d’entresol. Sous son pelage gris parsemé de blanc, sous ses rides et ses articulations enflées… il y avait cet Ours que j’avais bien connu.

– Les seuls démons que j'vois là, c’est les blanches derrière toi, siffla Paz avant de le cogner sur la tempe de son poing énorme.

Le vieillard s’écrasa au sol dans un bruit mat. L’un des rebelles attrapa les deux jeunes domestiques à tour de bras et les jeta plus loin comme s’ils n’étaient que des fétus de paille ; puis il se pencha vers les gamines Renardes qui pleuraient en silence.

Révulsé par la scène, je reculai d’un pas, puis de deux. Je n’avais aucune chance. Ils étaient nombreux, forts et en pleine santé, armés jusqu’aux dents. Mon impuissance me rongeait à l’intérieur ; j’avais tant envie de les mordre, de leur ouvrir le ventre pour en faire jaillir les boyaux que je dus me forcer à serrer les mâchoires pour ne pas laisser sortir un grognement bestial.

Sous mes yeux, les deux Renardes restantes – jeunes et belles, comme les voulait Paz – cachèrent les gamines derrière elles ; l'une des deux frappa l’un des Ours au visage, puis lui martela le torse. Ses coups avaient autant d’effet que des piqûres de moucheron. Bien sûr. Les Dames n’apprenaient pas l’art du combat ; elles préféraient danser et jardiner... L’Ours se contenta de rire, la jeta par terre et fit main basse sur deux gamines, une dans chaque main, sa poigne autour de leur cou. Puis il les cogna contre le mur avec une telle brutalité que le bois massif se mit à vibrer. Comme elles remuaient encore, il les cogna une deuxième fois, puis une troisième. Je serrai les dents. C’était ce que faisaient les foreurs, à la mine, pour se débarrasser des rats et des taupes. Le même geste. Exactement.

Les petits corps chutèrent sur le tapis, inertes. Mais quand l’Ours voulu attraper la troisième gosse, celle-ci lui échappa. Vive comme une belette, elle se faufila à quatre pattes entre les jambes de Paz et déguerpit dans le couloir à toute allure. Droit vers moi. Je me plaquai derrière un pilier pour ne pas être vu, mais les autres ne firent pas un geste pour la suivre. Quelques-uns se mirent à rire.

– L’ira pas bien loin, commenta Paz. Et maint’nant… c’est l’moment d’en profiter un peu. On l’a bien mérité, pas vrai ?

– On a dit qu'on montait au quinzième, objecta un autre.

Roc grogna.

– Sont déjà plein à monter là-haut, t'inquiète pas. On a bien l'droit d'faire une petite pause...

La petite Renarde me remarqua tout de suite, malgré ma cachette. Elle se précipita vers moi et s’agrippa à ma jambe en sanglotant. Là-bas, à l’angle du couloir, les Ours s’agglutinaient autour des deux Renardes encore en vie. Je vis le dos musculeux de Paz en cacher une… exactement comme dans cette pièce de théâtre à laquelle j’avais assisté vingt-cinq ans plus tôt.

– Celle-là, l’est pour moi !

Et d'un coup, parmi tous ces Ours équipés pour la guerre, l’un d’eux attira mon attention.

Raffe.

Mon neveu riait avec eux, près d’autres jeunes – que je savais être des amis à lui – et dans ses yeux clairs luisaient les mêmes envies concupiscentes que celles des adultes.

– R’gardez bien, les gosses, lança Paz. On va vous montrer comment faut faire, avec les Renardes. C’est pas bien compliqué à mon avis…

Je me retins de bondir sur lui. Les crocs dénudés, l’esprit embrumé par ma haine, j’attrapai la gosse et m’enfuis en sens inverse.

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