33.2

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L’escalade fut longue et rude. Plus rude que tout ce que j’avais pu vivre dans ma vie.

Pourtant, je m'y étais préparé. Mentalement, physiquement préparé. Au fond de moi, j'avais toujours su que je retournerais là-haut. C'était une évidence. Quelque chose n'avait pas été coupé entre la Maison et moi, un lien immatériel fait de tous ces souvenirs, ces sentiments qui m'encombraient le crâne.

Il était temps d'en finir avec ça. Ce soir, j'affrontais la Maison avant l'heure. Il n'y aurait pas de demi-mesure ; elle me tuerait ou me laisserait entrer.

Passés les vingt premiers mètres, mes muscles souffraient déjà le martyre. Je ruisselais de sueur ; mes mains glissaient sur mes burins. Je ne regardais pas vers le bas. Ni vers le haut. Ç’eût été du suicide. Je gravissais chaque mètre en me répétant que c’était le dernier. Lorsque j’atteignais ma limite, lorsque mes bras tremblaient tant que je ne pouvais plus planter mes burins, je me plaquais contre le bois chaud pour tenter de reposer un peu mon corps fourbu.

Chaque fois, je restais là longtemps, dans le silence et la nuit, aussi longtemps que le réclamaient mes muscles. Puis je reprenais l’ascension.

Il faut que j’arrive avant l’aube, me répétais-je sans cesse. Il faut que j’arrive avant l’aube. Sinon, je serai fait comme un rat. Je n’ai pas droit à une trêve.

Perdre trop de temps, c’était mourir. Vouloir grimper trop vite, c’était mourir aussi. Trouver le juste milieu n’avait rien d’aisé.

Mètre après mètre, dans le son sec et répétitif de mes burins, je m'élevais dans le vide comme un insecte sur le flanc d'une géante. Je ne remontais pas simplement la Maison. Je remontais le temps. Je m'arrachais lentement à la mine, à Sperar et mes neveux, à tous ceux que j'avais appris à connaître, à aimer, à détester. Je revenais à ma jeunesse. Je revenais aux Dames. Plus je grimpais, plus de brefs éclats de souvenirs s'imposaient dans mon esprit, fugaces comme des étoiles filantes. Des voix, des rires, des instants passés dans cette famille qui m'avait acheté, qui avait pris soin de moi. Le contact de Picta, les sourires de Picta, le corps de Picta... Chaque fois, je les chassais d'un geste de tête. Je détestais laisser mes pensées vagabonder, mes espoirs s'exprimer. Je n'avais pas droit à l'espoir. Ni aux sentiments. Pas dans ma situation. J'étais simplement là pour transmettre un message, pour mettre Picta en garde. Je ne cessais de les refouler, mais je les sentais tout de même, enfouis en moi, chauds comme de petites braises...

Je finis par me rendre compte que quand je me sentais mourir d'épuisement, c'étaient eux qui me poussaient en avant. C'étaient eux qui me forçaient à repousser mes limites, encore et encore. Qui me maintenaient en vie. Alors je finis par les accepter.

Et avant l’aube, je parvins à mon objectif.

Autour de moi se déployaient les étais gigantesques, les poutres et les arcs-boutants qui soutenaient les jardins du quatrième étage. Au-dessus de ma tête, un grand trou rectangulaire se découpait dans le plancher. Celui qui laissait passer le monte-charge.

– Me revoilà, soufflai-je avec hargne.

Puisant dans mes dernières forces, je laissai mes burins plantés dans le mur et grimpai sur une poutre, puis me déplaçai à travers cet enchevêtrement de bois massif. Le trou du monte-charge me narguait. Le plancher était si épais ! Presque un demi-mètre de bois, et par-dessus se trouvait encore un mètre de terre, de fumier et de graviers mélangés. Voilà de quoi se constituait le sol des jardins suspendus. Le visage déformé par l’effort, je plantai mes griffes dans cette terre interdite et me hissai à travers l’ouverture.

Je basculai au paradis.

À perte de vue se déployaient des arbustes, de jolies arches, des rosiers et des chèvrefeuilles, et plus loin des potagers et des parterres fleuris, des rangées d'arbres fruitiers. Le parfum des fleurs flottait partout, capiteux, entêtant. Non loin coulait un ruisseau artificiel dans un chuchotis liquide. J’avais oublié à quel point la Maison était différente de la mine ou de la forêt ; c’était un monde à part. Et avec ces odeurs et ces sons me revenaient mille souvenirs. Épuisé, je me laissai tomber sur l’herbe et fermai les yeux.

J’avais réussi.

Mon corps tout entier tremblait, mes biceps me brûlaient comme s’ils étaient passés au feu, mais j’eus soudain une furieuse envie d’éclater de rire. De ma main couverte d’ampoules, je caressai les brins d’herbe soigneusement tondus, les pâquerettes et les pissenlits qui oscillaient dans la brise matinale.

Je l’avais fait.

Je m’autorisai quelques minutes de pause, puis je bondis sur mes pieds. Le ruisseau me permit de me laver grossièrement et de décrasser mon clou d’oreille. Quand il eut retrouvé l’éclat du bois blond, je cherchai un escalier du regard. Plusieurs grimpaient à flanc de Maison, rejoignant les jardins supérieurs.

Pile ce qu’il me fallait.

Quand je pénétrai à l’intérieur du neuvième étage, la Maison grinça doucement sous mes pas, comme une vieille amie heureuse de me revoir et non une despote terrifiante.

Je croisai quelques domestiques qui arpentaient les couloirs, nettoyaient les rampes des escaliers et frottaient les tapis ; je ne pouvais m’empêcher de les scruter, cherchant à les reconnaître, mais leurs visages paisibles et fatigués ne me disaient rien. Aucun ne leva les yeux vers moi. Pour eux, je n’étais qu’un collègue parmi d’autres, pris par son labeur quotidien. Leurs gestes usés par l’habitude me frappèrent, me firent revenir tant de souvenirs en mémoire que je dus me battre pour les repousser. J’avais fait ces gestes moi aussi, dans un passé si lointain…

Je n’eus pas de mal à m'orienter dans les quartiers d’été, à retrouver ce couloir que je connaissais par cœur, avec son plancher d'érable et de noyer. Puis à trouver la tanière dans laquelle j'avais vécu dix étés de ma vie...

Quand je m'en approchai, le souffle me manqua.

Je savais bien que c'était inconscient d'être venu là, que cela risquait de mal se terminer. J'aurais dû graver mon message sur quelque chose, n'importe quoi – une feuille, un bout de bois – et le laisser devant leur porte. Cela aurait amplement suffi. Aucune Dame ne devait m'apercevoir ; je n'étais qu'un fantôme surgi du passé, invisible. Seul le message était important. Mes désirs ne comptaient pas. J'essayais de m'en convaincre, sans y parvenir. Picta était trop proche... Si proche. J'étais capable de toutes les imprudences pour entendre seulement le son de sa voix.

Je craignais qu’elles n’eussent déménagé – même si cela était extrêmement rare chez les Dames – ou bien, plus plausible, que Picta ait décidé de prendre son indépendance. Les Dames s’installaient seules avec leurs filles une fois devenues mères ; mais Picta n’avait pas pu devenir mère.

À moins qu’un autre Ours ait fait office de remplaçant.

Les poings serrés, je refusai de me laisser distraire par cette pensée.

La tanière était bien là, comme avant, mais elle était inhabitée et presque vide, dépourvue même du rideau de perles. Comme ses voisines, d’ailleurs. Seuls restaient, à l’intérieur, les objets les plus fragiles : kimonos, coiffes et plateaux de jeux. Je compris aussitôt : c’était le plein été, l’air était chaud et agréable. À cette période de l’année, la plupart des Dames vivaient à l’extérieur. Dans les jardins.

Léger et silencieux, je ressortis de la Maison à pas de velours. Je traversai les arcades qui donnaient sur l’extérieur, descendis les marches. L’aube ne tarderait pas. Chaque minute qui passait amenuisait mes chances de survie. Je me dirigeai vers le côté occidental du jardin, là où se trouvaient des pergolas et des arches sculptées. Entrelacés aux arbres et aux arbustes, des hamacs soyeux et colorés hébergeaient des dizaines de dormeuses. Pas de numéros ici, pas de quartiers ni de tanières : juste un chaos paisible, où chacune accrochait sa couche là où elle le désirait et posait ses affaires personnelles sous une toile de soie tendue entre deux branches. Mon cœur battit plus fort lorsque j’arpentai ces chemins de terre. Des souffles légers, des murmures et des ronflements s’élevaient ici et là... Des pelages blancs se devinaient dans l’ombre, blottis dans les pans de soie, et j’évitai de trop les regarder, de crainte de me brûler les yeux sur ces corps femelles que je n’avais plus vus depuis quinze ans.

Je me sentais profondément étranger à tout cela, moi le traître, l’intrus massif sorti des mines ; et pourtant une émotion inconnue me prenait le cœur, me faisait suffoquer, comme une réminiscence très forte. L’impression que j’avais toujours appartenu à cet endroit, que ma place se trouvait encore ici.

Le souffle bloqué, je cherchai en silence, parcourant ces petites allées tortueuses où fleurissaient les sophoras, magnolias, lilas et catalpas… Tous ces noms me revenaient soudain, associés à des parfums délicats. Tous ces noms d’arbres que Picta m’avait appris à l’époque et dont je me moquais pour la taquiner…

« Je n’y arriverai pas », pensai-je en distinguant une gamine Renarde blottie dans les bras d’un adolescent Ours. « La nostalgie me tuera avant que je ne la retrouve. »

Et pourtant, je parvins à les retrouver.

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