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2e épisode du jour ! Bon dimanche tout le monde !

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J’étais surtout extraordinairement sale – et je devais puer la terre, le naphte et la sueur. Mais Picta ne fit pas la grimace. Elle me contempla de haut en bas, avec une sorte de douceur timide dans le regard. J’en eus un coup au cœur. Malgré toutes ces années, malgré tous ses bijoux et son port de tête altier, c’était bien elle. Elle était encore là, quelque part derrière cette carapace.

– Oui, convint-elle. Plutôt. Mais tu aurais été trop jeune encore pour Mamie Ecta.

– Ça tombe bien, ce n’est pas elle que je suis venu voir.

Ma taquinerie la prit au dépourvu. J’espérais la voir piquer un fard, mais ce ne fut pas le cas. Pour moi, ce genre de réaction effarées étaient indissociables de Picta ; je ne parvenais pas à cerner la Renarde imprévisible qui me faisait face. Elle se renfrogna. Son appareillage grinça quand elle passa d’une jambe sur l’autre. Je me crispai, toute légèreté oubliée.

– Tu as parlé d'un accident. Que s'est-il passé ?

– Rien de très grave. J’ai trébuché…

– …dans un escalier, complétai-je en même temps qu’elle. Ne me fais pas ce coup-là, Picta. Pas à moi.

Elle baissa les yeux, mais je lui attrapai le menton pour qu’elle me regarde. Cette fois, elle ne me repoussa pas. Autour de ses paupières, le pollen d’or formait comme une pluie d’étoiles.

– Les autres s’en sont encore prises à toi, devinai-je comme elle restait muette. C’est bon… À moi, tu peux le dire. Tu me connais.

C’était faux. Nous n’étions plus que deux inconnus qui tentaient de suivre un chemin effacé depuis longtemps. De parler un langage qu’ils avaient oublié. Je la vis hésiter ; elle ne voulait pas que je m’apitoie sur son sort. Elle ne voulait pas briser son aura de Grande Dame, sûre d’elle, parfaitement à sa place. Elle ne dépendait plus de personne depuis longtemps, mais je ne pouvais m’empêcher de me comporter en grand frère, en protecteur. Comment cesser de l’être ?

– Picta, dis-moi. Je t’en prie.

Quand je lui caressai la joue, je la vis lutter pour garder son masque neutre. Elle désigna sa jambe en cage.

– C’est Nasti. Il y a bien longtemps, le soir où tu es parti… Je suis sortie seule, ici, sur les premières terrasses et elle était là avec son Ours. J’ai… Tu m’avais prévenu de ne pas caresser les serpents, et pourtant, j’ai fait cette erreur. (Je serrai les dents.) À la fin… elle a demandé à son Ours d’aller chercher une pierre.

Je fermai les paupières très fort. Quand je les rouvris, mon visage devait respirer la rage, car Picta sembla presque effrayée. Elle poursuivit à voix basse :

– Quand elle a terminé, elle est partie en me laissant par terre. Je ne pouvais plus marcher. Je ne pouvais que ramper. Ma cheville était… Elle ne fonctionnait plus. Du tout.

Elle leva sa jambe gauche et je distinguai mieux l’étrange dispositif. La cage de bois englobait le bas de son mollet, sa cheville et son pied. Pétrifié d’horreur, je vis ce dernier osciller mollement quand elle le reposa par terre. L’articulation tournait dans le vide, comme celle d’une marionnette. Elle était toute déformée. Quand Picta marchait, c’était la cage qui soutenait sa jambe, qui lui permettait de s’appuyer ; pas le pied. Le pied était mort.

– Les os ne se sont jamais ressoudés... Les guérisseuses voulaient m’amputer, mais je n’ai pas pu. J’ai refusé. Il ne sert peut-être plus à rien, mais je… je voulais le garder.

Une telle haine me submergea que je me sentis ramené vingt ans en arrière, quand j’étais incapable de me maîtriser, quand la moindre colère me poussait à me battre ou à détruire tout ce qui m’entourait.

– Je n'ai pas pu la dénoncer. (Picta baissa la tête.) Je n'avais aucune preuve... Sa mère m'aurait menacée, elle aurait menacé ma famille. Elles ont fait courir le bruit que tu m'avais infligé cela en t'enfuyant de la Maison. Pour beaucoup, c'était la seule explication plausible.

– Cette maudite garce ! Je vais lui arracher la langue, la crever une bonne fois pour toutes !

– Trop tard, dit doucement Picta. Je m’en suis chargée.

Je crus avoir mal entendu.

– Tu as quoi ?

– Elle est déjà morte. Je l’ai tuée.

Picta me fixait, immobile, le visage dépourvu d’expression.

– Elle se trouvait au fond du jardin, entre les grands cèdres, tu sais, tout près du bord… Elle était seule. Je l’ai poussée dans le vide. Je l’ai poussée du neuvième étage.

J'eus un mouvement de recul. Picta n’aurait jamais fait une chose pareille. Même moi, je n’aurais pas pu. Frapper cette garce, j’en avais rêvé des années, la faire souffrir jusqu’à ce qu’elle en pleure, mais la jeter de la Maison ? C’était un meurtre.

– C’était il y a quatorze ans, murmura-t-elle. Personne n’a jamais su que c'était moi. Sa mère le savait sûrement, elle. Mais elle n'a jamais pu le prouver. La mort de Nasti l’a détruite. Sa fille était tout pour elle… Elle n’a plus jamais été la même après ce jour-là.

Je serrai les poings. La voix de Picta était si terne ! Je n’avais pas la moindre bribe d’empathie pour Nasti, pas la moindre pitié : elle avait mérité cent fois de finir ainsi. Mais personne ne méritait d’avoir sa mort sur la conscience.

– Son Ours aurait su également. Mais il n’était pas là. Ils avaient été séparés trois mois auparavant. Il travaille toujours là-haut, quelque part… sans savoir qu’elle est morte.

Picta me regardait en silence, comme dans l’attente d’une explosion de colère. À la place, je m’accroupis devant elle et effleurai délicatement le mécanisme. Des anneaux de bois lui enserraient le mollet, solidement fixés, protégés par une gangue de tissu molletonné. À force de frottements, son pelage avait cessé de pousser à cet endroit et laissait voir la peau rose, bleuie par des ecchymoses aux points de contact. Chaque pas devait la faire tant souffrir ! Je retins un sanglot de rage. Jamais je ne m’étais senti si impuissant. Picta avait toujours boité, mais elle avait toujours pu courir, s’amuser avec ses sœurs, sauter dans les escaliers… Son corps ne lui avait jamais fait défaut à ce point.

– C’est de ma faute, chuchotai-je. Si j’avais été là… Si je n’étais pas parti…

Furieux contre moi-même, contre Nasti et le monde entier, j’enlaçai la taille de Picta et la serrai très fort contre moi, la joue posée contre son ventre.

– Je te demande pardon, je…

Les mots me firent défaut ; je détestais étaler ce genre de sentiments au grand jour, je détestais m’excuser, mais plus que tout, je me détestais de m'être montré si égoïste. Comment avais-je pu l'abandonner ? Elle avait souffert à un point inimaginable. Souffert au point où seul le meurtre lui avait offert une illusion de soulagement.

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Je vous mets 2 dessins de Picta dans les commentaires !

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